France

Sécheresse : Pour « économiser l’eau », les plaisanciers du canal du Midi patientent désormais aux écluses

« Il va falloir attendre. Twenty minuts ». Minimum. Il est bientôt 11h30 sur le canal du Midi. Eva, une Américaine venue de Washington avec son mari, son fils de 18 mois et ses beaux-parents termine sa semaine de croisière sur les eaux vertes et aborde l’écluse d’Argens-Minervois, dans l’Aude, la dernière avant Béziers et la mer, 53 kilomètres « plus bas ». Il n’y a pas d’autre bateau à l’horizon, pas de péniche derrière eux. Ce vendredi matin est calme, avant la vague des vacances de Pâques des Parisiens et des Toulousains. Pourtant, Johnny Brinkmans, l’éclusier, leur demande de patienter. Il applique scrupuleusement une consigne, inédite en ce début de saison touristique. Celle de privilégier le « passage groupé », quitte à faire barboter un peu les équipages. Le bassin de son écluse contient 500 m3 d’eau. Irrémédiablement perdus vers la baille à chaque fois qu’il ouvre les vantaux pour laisser passer un bateau. Et ce n’est pas le moment de gaspiller.

Après une sécheresse hivernale inédite, Voies navigables de France (VNF), le gestionnaire du canal, est obligé de jongler précocement avec « les différents usages de l’eau ». Il ne doit pas seulement garantir un flot suffisant aux vacanciers, il doit aussi veiller au bon approvisionnement de son réservoir des Cammazes, dans la Montagne Noire, pour l’alimentation de certaines communes en eau potable et garantir aux agriculteurs du Lauragais qu’ils pourront irriguer convenablement leurs cultures. Le passage groupé des écluses a déjà été expérimenté la saison dernière, mais juste pour l’été. Cette fois, VNF qui a déjà retardé de trois semaines l’ouverture à la navigation, pour laisser les biefs vidangés se remplir naturellement plutôt que de solliciter les barrages dont les niveaux sont anormalement bas, anticipe.

Quatre bateaux d’un coup, façon Tetris

« Je comprends tout à fait. Il faut économiser l’eau », acquiesce Eva. Elle a connu pire avatar qu’une petite halte. La veille, une tondeuse sur les berges a propulsé un caillou et brisé une vitre du bateau désormais remplacée par un carton à pizza. D’ailleurs pour les touristes américains les 20 minutes réglementaires durent moins longtemps. Même si le canal n’a pas de capteurs de circulation, il sait par son collègue, 8 km en amont, qu’aucun bateau n’est a priori engagé dans le bief. Pas la peine de faire durer le plaisir pour rien. « Je donne toujours la priorité à la descente, et parfois ça peut durer une heure », explique l’éclusier qui trouve que les touristes prennent « généralement bien » le contretemps, à quelques retraités pressés près. « Si on commence à discuter, on trouvera toujours une bonne excuse pour faire passer un bateau. Un restaurant réservé sur la route par exemple », dit celui qui, avec ses 20 ans de métier, sait se montrer souple mais ferme et se sert de la plaquette traduite en trois langues – « Regroupons les bateaux pour économiser l’eau » – en cas d’incompréhension.

Quatre bateaux groupés pour passer l'écluse d'Argens, le 21 avril 2023.
Quatre bateaux groupés pour passer l’écluse d’Argens, le 21 avril 2023. – J. Brinkmans

En consultant sa feuille de route dans son bureau, le professionnel se rend compte de l’efficacité de la mesure en cette présaison : « le 7 avril, j’ai eu 42 bateaux et je n’ai vidé que 13 fois ». Même chose le 9 avril pour 48 bateaux. Et, ce vendredi après-midi, après le passage en solitaire des Américains, le canal s’étant « rempli », il a réussi à caser, façon Tetris, quatre bateaux d’un coup dans son petit bassin.

« S’il n’y a plus d’eau, il n’y a plus de vacances »

A moins de deux kilomètres de l’écluse d’Argens, dans le village éponyme, les loueurs d’embarcation témoignent aussi de l’indulgence des vacanciers pour les escales à rallonge. « On a mis la plaquette en première page de leur book de navigation et leur explique que les éclusiers peuvent être amenés à attendre plusieurs bateaux et ça ne les gêne pas du tout », confie Karen, hôtesse à Locaboat. La cause de l’eau, transfrontalière, semble charrier l’indulgence. « Davantage que quand c’est une grève qui retarde l’ouverture des écluses en tout cas », remarque-t-elle. « Les clients comprennent, forcément. S’il n’y a plus d’eau, il n’y a plus de vacances », confirme Sarah de Hapimag, le guichet d’à côté. Cette perspective, d’une fermeture éventuelle du canal, faute de tirant d’eau, hante, pour la première fois, tous les professionnels.