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Rugby : « Blesser l’adversaire n’est pas une stratégie », indique le père de Nicolas Chauvin, mort après un plaquage

Le 9 décembre 2018, la vie de la famille Chauvin a chaviré. Ce jour-là, Nicolas (18 ans), 3e ligne du Stade Français, était victime d’un double plaquage destructeur lors d’un match du championnat de France Espoirs, sur la pelouse de l’Union Bordeaux-Bègles. Dans le coma après un arrachement de la seconde vertèbre cervicale entraînant une lésion de la moelle épinière, le jeune homme est décédé trois jours plus tard à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux.

Plus de quatre ans après le drame, dans Rugby Mourir fait partie du jeu (Editions du Rocher) publié mercredi, son père Philippe livre un témoignage digne et éclairant. Cet ancien joueur amateur puis dirigeant de club, âgé de 54 ans, y raconte la trajectoire brisée du cadet de ses trois fils, mais aussi son combat pour que les responsabilités dans sa mort soient établies.

Pugnace, Philippe Chauvin décrit les nombreux obstacles auxquels il s’est heurté et se heurte encore, alors que la solidarité du monde du rugby n’a souvent duré que le temps de l’émotion, énorme, suscitée par le décès de Nicolas. Il milite enfin pour que la règle 9, alinéa 11 de World Rugby soit extraite du texte dans laquelle elle est noyée, pour être rappelée partout. Voici comment elle commence : « Les joueurs ne doivent rien faire qui soit imprudent ou dangereux pour autrui. »

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

C’est le constat que je fais. J’ai perdu un fils sur un terrain de rugby à la 5e minute d’un match, à la suite d’un double plaquage. J’ai fait le travail d’analyse de l’action à la vidéo. Je suis allé voir la FFR (Fédération française de rugby) et le ministère (des Sports) et on me dit : « oui », « oui », « oui »… Mais au final, ils sont incapables de produire un rapport d’analyse ou de dire qu’il y a des fautes. La FFR a même osé dire en septembre 2019 qu’il n’y en avait pas… Qu’est-ce que cela signifie ? Ça veut dire qu’on peut mourir sur un terrain de rugby et que c’est normal.

Le portrait de Nicolas Chauvin est projeté à Leicester, en Angleterre, lors d'un match de Champions Cup entre l'équipe locale et le Racing 92, le 16 décembre 2018.
Le portrait de Nicolas Chauvin est projeté à Leicester, en Angleterre, lors d’un match de Champions Cup entre l’équipe locale et le Racing 92, le 16 décembre 2018. – Oli Scarff / AFP

Le titre me choque et me perturbe autant qu’il peut choquer et perturber le lecteur. Le rugby est un sport que j’aime. Mais il faut quand même admettre que si les instances responsables de ce jeu, le ministère des Sports et la FFR, ne font rien, on arrive à considérer qu’on peut mourir sur un terrain de rugby. C’est important de le dire haut et fort. Il y a trop de communication sur « la grande famille du rugby », sur « l’école de la vie » et ainsi de suite… Il y a une forme de manipulation.

Dans les dernières pages, vous qualifiez votre livre d’« odyssée après un naufrage ». Aujourd’hui, quel est votre état d’esprit et celui de votre famille ?

C’est de dire qu’il faut aller jusqu’au bout. Mes objectifs sont très simples : le premier, c’est la règle 9 alinéa 11 de World Rugby. Est-ce que, oui ou non, vous allez faire en sorte que les pratiquants, les licenciés et le grand public connaissent cette règle ? Il faut communiquer dessus très largement et que chacun comprenne qu’il y a des limites à ne pas dépasser. C’est une pression forte que je mets sur le ministère, avec lequel j’ai encore échangé au mois de mars. On m’a répondu que c’était en cours.

On peut s’étonner, quand vous voyez le pouvoir d’un gouvernement, que depuis quatre ans, il ne soit pas fichu de demander à la FFR, dans le cadre de la délégation de service public, de faire écrire cette petite phrase sur les licences, pour une question de sécurité des pratiquants.

Le deuxième objectif, c’est que les circonstances du décès de mon fils soient établies (Philippe Chauvin a déposé une plainte contre « X » pour homicide involontaire à l’automne 2019 dont l’instruction est en cours). Aujourd’hui, c’est comme si l’un de vos proches mourait dans un accident de la route et qu’on vous disait : « On est d’accord mais non, on ne fera pas de constat ». Cela n’a pas de sens. J’ai une vidéo, mais on n’a pas envie de voir les choses qui sont dessus. C’est trop facile.

Vous décrivez un parcours du combattant face à des institutions qui se renvoient la balle…

C’est une fuite en avant. Quand vous avez eu quatre morts, comme en 2018, il faut tout de même agir. Ce n’est pas une gesticulation dans un symposium mondial à Marcoussis (organisé en mars 2019) qui va faire sortir quelque chose. D’ailleurs, quand vous voyez qu’il n’y a pas eu de suivi, vous vous rendez compte que c’était un élément de com’ et rien d’autre. Très clairement, on a un ministère aux abonnés absents. 

Que dire de la notion de « grande famille du rugby » ?

Il y a un truc qui ne va pas, avec une complicité médiatique. On considère que le rugby est une grande famille, que les gens sont sympathiques. Et puis, c’est tellement beau la haie d’honneur à la fin des matchs… C’est merveilleux, c’est vrai, mais on admet des choses alors qu’on attend une maîtrise soit technique, soit gestuelle, soit comportementale par rapport au niveau de professionnalisation. Et idem pour les dirigeants. Ces gens-là doivent être au rendez-vous.

Quand vous avez des décès, des accidents graves comme on a vu en 2018 et qu’on a continué à voir en 2019, 2020 et 2021, ce n’est pas normal ! Le ministère devrait exiger des rapports, des retours d’expérience à chaque accident grave, qui débouche sur une tétraplégie, une paraplégie ou un mort… Et les commotions qui vont arriver en série dans les dix prochaines années, il faudrait qu’on en parle davantage.

Ce qu’on voit sur les terrains de rugby en Top 14 ou en Pro D2, soyez sûr qu’on va avoir des répliques aussi en Nationale, en Fédérale et en Régionale, . On a baissé la limite de plaquage, c’est super. Mais si vous ne faites pas appliquer le règlement, vous pouvez annoncer tous les règlements que vous voulez, ça ne sert à rien. La FFR et la LNR ont une responsabilité au niveau des commissions de discipline.

Trouvez-vous que certaines peines prononcées sont trop légères ?

C’est aussi ça le changement d’attitude que l’on doit avoir nous tous, public, parents, famille et médias. Quand on voit la percussion d’Atonio à l’épaule sur un Irlandais, on doit dire que ce geste est inadmissible. J’ai été scandalisé quand j’ai vu le match France – Afrique du Sud et l’action sur Danty (un coup de tête du 3e ligne des Springboks Pieter-Steph Du Toit en plein dans le visage du centre tricolore). Il a pris quoi ? Trois semaines ? Il aurait pu le tuer ! Dupont a pris plus cher à la suite d’un cafouillage (quatre semaines pour avoir déséquilibré le Sud-Africain Kolbe)… Quel exemple donne-t-on aux joueurs ? Le rugby, c’est un sport d’engagement, où il y a de l’intensité, mais ça ne se résume pas au combat.

Antoine Dupont a été plus sévèrement sanctionné pour cette intervention sur Cheslin Kolbe que Pieter-Steph Du Toit pour son agression sur Jonathan Danty, lors du match France - Afrique du Sud, le 12 novembre 2022 à Marseille.
Antoine Dupont a été plus sévèrement sanctionné pour cette intervention sur Cheslin Kolbe que Pieter-Steph Du Toit pour son agression sur Jonathan Danty, lors du match France – Afrique du Sud, le 12 novembre 2022 à Marseille. – Daniel Cole / AP / Sipa

Peut-on parler de progrès malgré tout, depuis le décès de votre fils ?

Dans la catégorie Espoirs, ils ont fait le juste nécessaire en baissant la catégorie d’âge. Et encore, il y a eu des exceptions pendant deux ans. On a cette fois la chance de ne plus avoir des professionnels qui viennent jouer chez les Espoirs, c’est tout de même une avancée. Quand j’entends qu’on a baissé la ligne de plaquage au niveau des amateurs, qu’on a interdit le plaquage à deux, qu’on est plus regardants, très bien, mais mon fils ne jouait pas en amateurs, il jouait en Elite.

Tant qu’on n’aura pas fait comprendre à la classe qui sert d’exemple à toute la communauté du rugby qu’on n’est pas là pour blesser l’adversaire et que blesser l’adversaire n’est pas une stratégie de jeu, on n’arrivera pas le faire à des niveaux inférieurs qui ont moins de moyens, moins de temps pour s’entraîner et qui font finalement ce qu’ils voient à la télé.

Vous vous sentez engagés dans le même combat que les joueurs victimes de commotions cérébrales qui demandent des comptes à World Rugby et à leurs fédérations ?

Complètement. J’ai été particulièrement touché par le témoignage d’Alexandre Lapandry dans Midi Olympique, en fin d’année dernière. C’est édifiant. Ça fait énormément de peine, c’est un joueur exemplaire, qui a tout fait à Clermont. Et parce qu’il a été commotionné sérieusement et qu’on ne l’a pas suffisamment protégé, il se retrouve en dépression profonde. C’est ça le rugby ? Ce n’est pas a posteriori qu’il faut protéger les joueurs, mais en appliquant le règlement.

Regardez les fourchettes, on s’est lentement rendu compte que ce n’était pas normal. Maintenant, on n’en voit quasiment plus. Le règlement, si vous ne l’appliquez pas, ça ne sert à rien. Et si vous ne sanctionnez pas et qu’en commission de discipline, vous cautionnez les excuses bidon avec des récidivistes, c’est le summum.