France

Les Français s’intéressent-ils moins à la guerre en Ukraine ?

« L’impensable » pour Courrier International et Libération, le « Choix du pire » pour l’Humanité, « La guerre en Europe » pour La Croix. D’autres journaux ont choisi pour leur Une la photographie d’une femme ensanglantée au visage recouvert de bandages, comme le Corriere della Serra ou le Daily Mail. La couverture médiatique de l’invasion de l’Ukraine était à l’image de l’émotion du monde, ce 24 février 2022. Car la décision de Vladimir Poutine avait laissé l’Europe, et même le monde, hagards.

Mais passé le choc, plus d’un an après le début de cette invasion au centre du vieux continent, l’intérêt des Européens semble progressivement faiblir. L’outil Google Trend montre l’intérêt énorme qu’a suscité cette invasion à travers les recherches Internet en février avant de décroître rapidement. Dès l’été 2022, l’organisme de veille médiatique Aday a noté la baisse du nombre de référence à la guerre en Ukraine dans l’espace médiatique français. Sur 3.000 titres de presse et 397 radios et télévisions en France, les références au conflit sont passées de 137.500 citations dans la semaine qui a suivi l’invasion à quatre fois moins en juin 2022.

Les recherches Google « guerre en Ukraine » du 1 janvier 2022 à aujourd'hui, grâce à l'analyse de Google trends. (Capture écran)
Les recherches Google « guerre en Ukraine » du 1 janvier 2022 à aujourd’hui, grâce à l’analyse de Google trends. (Capture écran) – Google trends

« Une habituation du conflit »

« Le déclenchement du conflit qui tapait à nos portes le 24 février 2022 a provoqué un pic émotionnel, un pic de peur, un pic d’implication des Européens pour ce conflit. Puis, il y a eu une forme de mise à distance », note Daphnée Rousseau, reporter de l’AFP. La journaliste se trouvait en Ukraine au déclenchement de l’offensive russe quand « la menace tombait du ciel, de la terre et qu’aucun endroit n’était abrité ». Après l’effroi, « les Européens ont arrêté d’avoir peur d’être touchés par la guerre dans sa forme militaire. La menace n’est plus perçue comme directe, immédiate ou évidente », explique-t-elle. « Le lectorat a eu un grand frisson au début de cette guerre », ajoute la reporter.

Mais, progressivement, « on est face à une habituation du conflit, la sensation que l’on s’est tellement habitué que l’on peut peut-être parler d’autre chose », décrypte Mélina Huet, reporter au service international de LCI. « Quand Kiev a subi sa première attaque de drones, c’était l’effroi. On n’en parle à peine aujourd’hui », illustre Daphnée Rousseau. Sur le terrain, le conflit a perdu en ampleur après quelques mois, quand les forces russes se sont retirées à l’Est et au sud du pays. Le risque de voir tomber l’Ukraine en quelques jours, quelques semaines, a reflué jusqu’à disparaître. Petit à petit, les positions des belligérants se sont figées. « J’ai l’impression qu’à partir du moment où un conflit se gèle, l’intérêt lui aussi s’émousse », déclare Mélina Huet. « Quand on regarde la couverture en 2014, il y a eu un intérêt au moment de la guerre dans le Donbass puis l’annexion de la Crimée et après on a oublié pendant huit ans. Il a fallu l’invasion à grande échelle pour que la France se souvienne que des gens mourraient dans les tranchées aux portes de l’Europe », rappelle la journaliste de LCI. Un phénomène fréquent dans la couverture médiatique des conflits.

Essayer de « trouver l’équilibre » sans « angle mort »

« C’est une loi de l’actualité. On a pu le voir avec la guerre de Bosnie-Herzégovine ou, plus récemment, la guerre en Syrie », souligne Daphnée Rousseau ; qui ajoute que cette dernière « s’est enlisée aussi ». Certains évènements en Ukraine bénéficient toutefois toujours d’une excellente couverture médiatique, comme la contre-offensive ukrainienne lors de laquelle Kiev a repris Kherson en novembre ou encore les un an de l’invasion russe. « Il y a eu un grand raout pour les un an, toutes les rédactions se sont mobilisées. Avant cela, il y avait sur place une présence permanente de toutes les rédactions mais, après, il y a eu une décrue dans les équipes envoyées sur place », témoigne Mélina Huet. 

Les lives – ces articles en direct des journaux en ligne – sont alimentés avec moins d’empressement : alors qu’au début de la guerre, on comptait parfois un post par minute, il arrive à présent que deux heures se passent sans que rien ne soit ajouté. Une baisse de régime qui s’explique aussi par l’actualité. « Il y a la crise économique, une actualité sociale et nationale très lourde, mais aussi d’autres crises internationales comme en Iran ou au Soudan », énumère Daphnée Rousseau. « Il faut trouver le juste équilibre et ne pas se dire qu’une actualité doit disparaître au profit d’une autre », juge Mélina Huet. Et donc, parler d’Ukraine comme de réforme des retraites. Et éviter l’écueil. Car, note-t-elle, « il y a toujours un risque, à partir du moment où les rédactions se désintéressent d’un conflit, que cela devienne un angle mort de l’actualité ».

« Le risque zéro n’existe pas » pour les reporters

Si la couverture médiatique du conflit existe, c’est avant tout grâce aux journalistes se rendent sur le terrain et risquent leur vie pour rapporter les faits de la guerre. Mardi 9 mai, le journaliste de l’Agence France-Presse Arman Soldin a été tué par une attaque de roquettes près de Bakhmout. Au total, au moins 11 reporters, fixeurs ou chauffeurs de journalistes ont été tués depuis le début de l’invasion russe. Daphnée Rousseau était l’une des coéquipières du jeune journaliste. « Le risque zéro n’existe pas. C’est un séisme, il y a des retentissements énormes. Mais on y retournera avec la prudence qui est la nôtre », affirme-t-elle.

« Malheureusement, il y a des conflits partout dans le monde. Ce n’est pas parce que l’intérêt dévisse sur l’Ukraine que ces mêmes journalistes n’iront pas couvrir des guerres ailleurs dans le monde », rappelle Mélina Huet. Par exemple, d’après une estimation du Réseau syrien des droits humains (SNHR) en 2019, plus de 690 membres de la presse sont morts en Syrie depuis le début des conflits. « On ne peut pas se permettre d’oublier ce conflit parce qu’il y aurait un désintérêt. C’est un évènement extrêmement important qui impacte des millions de personnes en Ukraine comme ailleurs », souligne Mélina Huet. Car il s’agit d’un « conflit mondial avec des menaces économiques, des batailles diplomatiques majeures et l’émergence de la milice Wagner », glisse Daphnée Rousseau. Une guerre qui n’a pas fini d’être racontée.