France

« Il faut arrêter l’hémorragie »… Mutilés, éborgnés en manif, ils veulent faire entendre leur voix

« Quand ça commence à chauffer, je flippe et je file ». Yann, serveur de 44 ans, ne regarde que de loin passer, puis dégénérer, les cortèges de manifestants contre la réforme des retraites à Toulouse. Ils font remonter trop de mauvais souvenirs, trop de flashs cauchemardesques. Ils le ramènent au 19 janvier 2019, à l’acte 10 des « Gilets Jaunes ». Quand ? « en sortant du boulot », il s’est retrouvé avec un petit groupe pris en chasse par « des CRS et rattrapé par des policiers à moto ». Puis quand une pluie de coups de matraque s’est abattue sur lui, qu’il s’est évanoui et réveillé en crachant ses dents, « fracturées, cassées, expulsées ». Onze dents en tout. Avec le recul, le quadragénaire peut le marteler : « Les dents, c’est un passeport social ». Et en perdant les siennes, il a pris un billet pour l’enfer.

Sa mutuelle n’a pas fonctionné. « J’ai perdu mon travail. Je ne sortais plus de chez moi »… Avec son « grand trou dans la bouche », il n’osait plus sourire. Le retrait du monde a duré un an et demi, « à ne rien faire du tout », se souvient celui qui est redevenu serveur aujourd’hui grâce à un appareil dentaire provisoire. Le devis pour les greffes d’os dans les gencives et les multiples implants, établi par un dentiste ému par son cas, s’élève à 17.000 euros.

« Une main ou un testicule arrachés »

Yann peut compter sur une avance imminente de 12.000 euros car il a obtenu l’aide du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions (FGTI). Il voit le bout du tunnel, arrive à parler avec pudeur de ce qui lui est arrivé. Et s’il peut le faire, c’est aussi parce que dans les pires moments, il s’est trouvé « une béquille psychologique », sans laquelle il ne sait « pas ce qui se serait passé ». Il s’agit de l’association des Mutilé.e.s pour l’Exemple, un collectif de 25 personnes « éborgnées, édentées avec une main ou un testicule arrachés ». « La seule association à ne pas vouloir de nouveaux adhérents », ne plaisante qu’à moitié Yvan, dont le portable connaît un regain d’appels à la faveur du mouvement social. C’est un hasard, ils ne savaient qu’elle serait aussi bouillante d’actualité, mais la marche annuelle du collectif a lieu ce dimanche 9 avril à Toulouse. Pour faire entendre la voix des blessés de l’épisode des « Gilets Jaunes » et d’autres affrontements postérieurs, comme ceux du G7 à Biarritz en août 2019.

David, un Toulousain de 35 ans, qui a pris « une grenade » en plein visage à Bordeaux, le 5 janvier 2019, lors de l’acte 8, estime à « un millier » ces victimes confinées à l’anonymat, qui ont préféré oublier plutôt que de déposer plainte ou entamer une procédure. « Allez directement chez son bourreau, c’est quand même compliqué », lâche Yvan. Ce colosse, à la grosse barbe bien taillée, a pris un tir de LBD au coin de l’œil le 29 décembre 2018 à Montpellier. « GJ » toujours convaincu, street medic désormais, il n’a pas laissé l’épisode derrière lui. Il court les manifs dans toute la région. David, lui, a repris depuis longtemps son boulot dans la sécurité informatique.

Les blessures des deux camarades « mutilés » ne sont plus visibles. Pas physiquement du moins. Mais ils partageant leurs séquelles : « Une perte de la fluidité dans la respiration » pour David après deux opérations du nez qu’il avait « en virgule » et toujours des douleurs cervicales lancinantes ; « des trous de mémoires, des pertes du sens de l’orientation », deS maux de tête pour Yvan qui n’est « plus suivi médicalement ».

« Interdire les armes mutilantes »

Ils ont en commun aussi un signalement à l’IGPN, via son site Internet, et resté lettre morte. Yvan croit savoir, via un ancien avocat, que le sien a été classé. David n’a jamais eu de nouvelles. De façon générale, ils dénoncent le « manque d’accompagnement et de fléchage ». « Je ne savais pas que pour les dommages corporels il valait mieux attaquer au civil qu’au pénal », raconte David, qui a laissé se prescrire sa possibilité dobtenir l’aide juridictionnelle faute d’informations et a saisi récemment le tribunal administratif. 

Yvan, que la colère n’a pas quitté, suit les procédures de près. Entre leur copain Dylan, qui a été indemnisé de 60.000 euros pour avoir perdu un œil, mais dont le tribunal a quand même estimé qu’il était responsable pour un tiers de ce qui lui était arrivé, et les « 1.000 euros d’amende avec suris » infligés au policier qui a blessé une autre membre à Biarritz avec son LBD, il « hallucine ».

Yvan et David font partie des "mutilés pour l'exemple" qui défileront le 9 avril à Toulouse.
Yvan et David font partie des « mutilés pour l’exemple » qui défileront le 9 avril à Toulouse. – H. Ménal

Dimanche, les Mutilé.e.s pour l’Exemple veulent porter le débat sur le terrain juridique.  « Nous voulons la reconnaissance de notre statut de victimes de l’Etat pour que justice soit faite », tonne Yvan et « la création d’un fonds d’indemnisation », d’une structure d’accompagnement. « Nous demandons aussi l’interdiction de toutes les armes mutilantes, enchaîne David. Des tas d’autres pays font mieux que nous dans le maintien de l’ordre. Il faut arrêter l’hémorragie ! ». Une fois n’est pas coutume, dimanche Yann, repartira en manif. Mais entouré de ses béquilles.