Belgique

« La Commission d’enquête parlementaire sur les abus dans l’Église n’a pas les moyens de ses ambitions. Il faut instaurer une Commission indépendante »

En 2000, l’Église en Belgique créait une commission interdiocésaine d’enquête. Fut-elle une des premières à vouloir répondre aux abus commis en son sein ?

D’autres pays – principalement anglo-saxons (Irlande en 2000, États-Unis en 2002) – diligentent de premières enquêtes à la même période. Mais c’est en réalité dès le milieu des années 1990 que l’Église se voit confrontée aux violences sexuelles en Belgique, à la suite de deux événements particulièrement traumatisants : l’affaire Dutroux, révélée en 1996, et celle de l’abbé Vanderlyn, ancien curé d’une paroisse de Bruxelles condamné à six ans de prison ferme en 1998. C’est à cette époque que l’Église met en place une ligne téléphonique destinée aux victimes de violences d’ecclésiastiques. Elle ne recueille cependant qu’assez peu de signalements.

Dans la plupart des pays, les commissions d’enquête furent présidées par des juges ou des universitaires. Ce ne fut pas le cas en Belgique puisque les groupes d’investigation furent menés par les politiciens (dans le cadre de la commission parlementaire dite Lalieux) ou par un médecin, le pédopsychiatre Peter Adriaenssens. La Belgique fait-elle exception en la matière ?

Effectivement, les commissions présidées par des médecins ou des hommes politiques sont plus rares – c’est le cas de la commission conduite par le politicien Deetman aux Pays-Bas ou de la commission allemande dirigée par le psychiatre Harald Raimund Dreßing. Ce qui distingue plus particulièrement la Belgique, c’est la rapidité avec laquelle se succèdent ces deux commissions. Le groupe d’investigation réuni par Peter Adriaenssens ne travaille que quelques mois, de janvier à juin 2010. Ses membres démissionnent à la suite de la saisie par la justice de l’intégralité des dossiers réunis par la commission, soupçonnant l’absence de signalement d’ecclésiastiques abuseurs [ce que l’on a appelé l’” opération Calice”]. À peine quatre mois plus tard, la commission Lalieux est créée. Elle constitue surtout une réponse politique à l’émoi suscité par le rapport Adriaenssens, publié malgré l’arrêt des activités de la commission du même nom. Les travaux des parlementaires restèrent limités. Tout d’abord, la commission Lalieux se réunit dans un contexte de tension entre l’Église et l’État à la suite de “l’opération Calice”. Les évêques auditionnés eurent le sentiment d’être soumis à un interrogatoire, d’être considérés non comme témoins mais comme des coupables. Un tel climat de suspicion ne pouvait pas permettre de faire toute la lumière sur les violences sexuelles dans l’Église. D’autre part, la commission Lalieux refusa d’auditionner individuellement des victimes, ce qui pose question aujourd’hui. C’est d’ailleurs une des modifications proposées par la nouvelle commission parlementaire : les victimes pourront témoigner si elles en expriment le souhait.

En France, au contraire, l’État ne s’est pas immiscé dans les travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Il a même accepté d’ouvrir ses archives aux chercheurs de ce groupe d’investigation. Sans doute parce qu’à sa tête avait été placé un juge, Jean-Marc Sauvé, qui avait précédemment présidé le Conseil d’État. Sans doute cela s’explique-t-il aussi par des rapports plus apaisés entre l’Église catholique et l’État en France. Bien que la Commission Lalieux a pu souligner certaines particularités du monde ecclésiastique dans les violences sexuelles (majorité de victimes masculines, majorité des abus commis avant 1980, notamment), qu’elle a cherché à établir des études comparatives (entre ce qu’il s’est passé au sein de l’Église et dans le monde du sport – par exemple), le travail de la Ciase fut beaucoup plus exhaustif.

En quoi ?

À plusieurs titres : la Ciase a eu accès aux archives de l’Église, même secrètes. Elle a pu réunir des données qui n’avaient jamais été analysées auparavant, même au sein des diocèses et congrégations. Cela nous a permis d’historiciser le phénomène des violences sexuelles, de comprendre sa nature, son ampleur. Nous avons pu préciser le profil des ecclésiastiques abuseurs, les réponses apportées par l’Église pour chaque période considérée. Nous avons pu comprendre le statut accordé aux victimes, ignorées jusqu’au début des années 2000 par l’institution. Nous avons pu mettre en lumière un changement de paradigme, le passage d’une époque marquée par la défense de l’honneur de l’Église à celle où c’est la dignité individuelle, celle des victimes, qui l’emporte. Ce travail a été complété par des entretiens menés auprès d’ecclésiastiques abuseurs, afin de mieux comprendre leur parcours avant et après la violence commise ; également par une enquête dans la population générale, afin de déterminer les spécificités de l’Église catholique face à d’autres institutions (famille, école notamment) dans le phénomène abusif.

Les commissions Lalieux et Adriaenssens n’avaient pas les mêmes finalités que la Ciase. Mais diriez-vous qu’il manque, à la Belgique, une enquête menée par un magistrat, et d’une ampleur de celle menée par cette Commission indépendante ?

Une commission indépendante mise en place par l’Église et présidée par un magistrat permettrait de mieux comprendre l’ampleur des violences sexuelles commises par des ecclésiastiques en Belgique et d’étudier, sur le temps long, les réponses apportées par l’institution ecclésiale aux abus. Cela supposerait la consultation d’archives privées, de l’Église, mais également publiques, de l’État. Les recommandations n’en seraient que plus précises.

Il convient de noter que, dans son intitulé, la nouvelle commission se montre plus ambitieuse que sa prédécesseure : si la commission Lalieux n’était qu’une “simple” commission spéciale de la Chambre, le nouveau groupe de travail se dit désormais “commission d’enquête”. Mais il n’a en réalité pas les moyens d’une telle ambition : ses conclusions doivent être remises au début de l’année 2024.

Ces dernières années, les évêques de Belgique se disaient satisfaits du travail réalisé depuis 2010. Devant l’ampleur de l’émotion suscitée en Flandre par l’émission Godvergeten, leur discours a changé et ils ont reconnu des lacunes. L’institution s’est-elle trop vite satisfaite du travail effectué ?

Je le pense. On peut observer que l’attente de la société envers l’Église était bien supérieure aux propositions faites par l’institution. Ne fût-ce qu’en termes d’enquêtes internes. La Belgique a peut-être été pionnière, sans pour autant toujours agir de la bonne façon. La société attend vraisemblablement l’instauration d’une commission indépendante dont les travaux seraient bien plus approfondis et exhaustifs que ceux menés jusqu’à présent. Et ce d’autant plus que les chiffres avancés par les commissions étrangères suggèrent que le nombre d’ecclésiastiques abuseurs, tout comme celui de leurs victimes, est encore largement sous-estimé en Belgique.

"La Commission d’enquête parlementaire sur les abus dans l’Église n’a pas les moyens de ses ambitions. Il faut instaurer une Commission indépendante"

(1) Voir l’article “Dissemblances et convergences des commissions d’enquête sur les abus sexuels dans l’Église”, publié dans la Revue du Droit des religions (Presses universitaires de Strasbourg, mai 2023).

“Jamais, en Belgique, il n’y a eu un rapport scientifique comparable à celui de la Ciase réalisé en France”

Directeur de la Chaire Droit&Religions de l’UCLouvain, le professeur Louis-Léon Christians a suivi de près la manière dont l’Église en Belgique a réagi aux scandales des abus.

La Belgique aurait-elle dû faire davantage appel à des magistrats pour coordonner la lutte contre les abus sexuels commis au sein de l’Église ?

Les magistrats n’étaient pas tout à fait absents. Le Centre d’arbitrage en matière d’abus sexuels, mis en place après la Commission Lalieux pour indemniser les victimes, était placé sous le contrôle de Paul Mertens, juge émérite à la Cour constitutionnelle. De plus, avant la mise en place de la Commission Adriaenssens (Commission pour le traitement des plaintes pour abus sexuels dans une relation pastorale), l’Église avait mis en place, en 1999, une première Commission interdiocésaine chargée d’indemniser les victimes. Elle était présidée par la magistrate Godelieve Halsberghe.

La Belgique doit-elle encore diligenter une enquête comparable à celle réalisée par la Ciase, en France ?

Je le pense. Les évêques ont remis en 2017 un rapport de plusieurs centaines de pages qui était très fourni, mais qui rendait compte des processus administratifs de suivi des victimes. Jamais en Belgique il n’y a eu un rapport scientifique comparable à celui de la Ciase pour comprendre les causes profondes, les origines multiples des abus. La Ciase a travaillé sur des hypothèses intellectuelles et scientifiques pour comprendre les origines de la crise, la Belgique s’est bornée à chercher comment y répondre. Un tel travail devrait donc être mené. Notons cependant que si on doit louer les questions sur lesquelles a travaillé la Ciase, il ne faut pas copier tel quel les réponses apportées : la Belgique n’est pas la France. Je prends un exemple : la Ciase a rejeté l’idée de rendre imprescriptibles les infractions d’abus sexuels sur mineurs. En Belgique, notre parlement, en décembre 2019, a au contraire décidé de l’imprescriptibilité des délits graves commis sur les mineurs. Nos approches et conceptions ne sont donc pas toujours identiques.

Vendredi 10 novembre, lors de la première audition de la commission d’enquête de la Chambre, le prêtre Rik Devillé a demandé que le suivi des dossiers soit mené par une instance extérieure à l’Église. Qu’en pensez-vous ?

Je suis d’accord, mais il a toujours appartenu à l’autorité publique de mettre en œuvre les compétences qui sont les siennes à l’égard de toutes les victimes, et ce dans le respect des normes du droit belge.