Suisse

Le vrai visage des sorcières (et sorciers)

Dans le canton de Glaris, un musée est consacré à Anna Göldi, la dernière sorcière à avoir été jugée et exécutée en Europe, en 1782. Elle a été réhabilitée en 2008. Keystone / Steffen Schmidt

Déjà disponibles en ligne, les procès pour sorcellerie menés en ville de Fribourg sont désormais publiés dans la Collection des sources du droit suisse. Ces documents mettent en lumière les mécanismes des procès en sorcellerie. Mais surtout, ils bousculent bien quelques idées reçues.

Ce contenu a été publié le 18 octobre 2023 – 13:00




disponibles en ligneLien externe depuis l’an dernier, ces archives ont été récemment publiées dans deux volumes édités par la Fondation des sources du droitLien externe de la Société suisse des juristes.

L’intérêt de ces documents dépasse le cadre strictement local. «Habituellement, les recherches ne portent que sur une période ou un événement bien précis, relève Lionel Dorthe. Disposer de tous les procès en sorcellerie répertoriés pour une période aussi longue est une première et peut servir de point de comparaison pour d’autres régions du monde.»

Un phénomène d’Ancien Régime

Le grand public associe souvent les procès en sorcellerie avec le Moyen Âge et l’Inquisition. Mais cette vision n’est que partiellement correcte. «Le préjugé est de penser que ces persécutions datent de l’époque médiévale et que c’est l’Église qui s’en occupait, alors qu’en fait, c’est un phénomène d’Ancien Régime, indique Lionel Dorthe. C’est là qu’a lieu la masse des procès en Europe et même aux États-Unis. Et ils sont presque exclusivement menés par des tribunaux laïques.»

«Le phénomène de persécution apparaît certes au début du XVe siècle, qui est le dernier du Moyen Âge, reconnaît le spécialiste. On rédige alors des traités de démonologie et on commence à croire à la formation d’une secte satanique hostile à la société chrétienne. À la base, c’est effectivement l’Inquisition, la plupart du temps menée par des Dominicains, qui commence à pourchasser des personnes pour sorcellerie.» Associées dès le départ à la procédure, les autorités séculières vont toutefois rapidement prendre les choses en mains et se montrer promptes à poursuivre des gens pour crimes de sorcellerie.

Quant à l’ampleur du phénomène, elle varie. En prenant en compte quelques registres qui ont disparu et en englobant les procès dans les bailliages, on arrive à un total d’un millier de procès en 250 ans pour tout le canton de Fribourg, soit en moyenne quatre par an, ce qui ne constitue pas un phénomène de masse. Mais dans le Pays de Vaud, on dénombre 3000 procès pour la même période.

«Toutes les régions d’Europe n’ont pas connu la même intensité, dit Lionel Dorthe. Dans les régions où le pouvoir était mal assuré, comme le Pays de Vaud sous domination bernoise, les juges utilisaient leurs compétences en matière de lutte contre la sorcellerie. C’est typique: moins on a de pouvoir, plus on l’utilise. Mais dans des régions où le pouvoir était plus fort, comme Fribourg ou la France, il n’y avait pas de compétition par rapport à des prérogatives judiciaires et les procès en sorcellerie n’étaient pas des armes politiques.»

Participation active de la population

Les archives fribourgeoises montrent qu’une accusation de sorcellerie pouvait toucher presque n’importe qui. «Il y a bien sûr des personnes qui correspondent au cliché: une femme âgée qui vit seule et qui pratique des activités de guérisseuse, indique Lionel Dorthe. Mais on ne peut pas dégager un profil type; on trouve aussi des hommes et même des enfants. L’origine sociale est aussi diversifiée, avec par exemple un châtelain juge dans un bailliage qui a lui-même mené des procès en sorcellerie.»

Dans un tel contexte, les spécialistes évitent le terme consacré de «chasse aux sorcières», parce que le phénomène touche aussi des hommes dans un tiers des cas. Mais aussi parce que le terme «chasse» fait référence à une action volontaire et ciblée des autorités. «Or le phénomène est plus complexe, note l’archiviste. Sans la participation de la population, d’un parent ou d’un voisin et sans la croyance au diable et à la magie, l’édifice s’écroule.»

Première page du procès mené contre Cristian Born, sorcier et tireur de lait condamné au bûcher en 1517. Archives de l’Etat de Fribourg

«L’accusation en sorcellerie est un exutoire pour expliquer les malheurs du temps ou des malheurs personnels, poursuit-il. Un moyen idéal de se débarrasser d’un voisin qu’on n’aime pas ou d’une belle-mère trop intrusive. Si un enfant en bas âge meurt, on essaie de trouver le responsable, surtout si la personne est sage-femme ou guérisseuse. Si un paysan constate une nette baisse du rendement de ses vaches, il va aussi chercher un bouc-émissaire. À Fribourg, où l’industrie laitière est importante, on accuse régulièrement des voisins d’utiliser des formules magiques pour ‘tirer le lait’ des vaches et de le faire venir dans les pis de ses propres bêtes.»

Pas toujours la mort

Le public associe souvent aux procès en sorcellerie des scènes de torture et de mise à mort sur un bûcher. Cette vision n’est pas fausse, mais si la justice de l’époque est dure, elle n’est pas forcément aveugle.

Les juges ont recours à la torture, mais pas systématiquement. Par ailleurs, elle n’est qu’un outil. «La torture existe pour aider le cours de la justice, rappelle Lionel Dorthe. Il faut éviter tout anachronisme en plaquant nos émotions et nos croyances sur celles du passé. Il ne faut pas considérer les juges comme des sadiques. Ils doivent faire leur travail et les textes de loi de l’époque leur permettent d’utiliser la torture pour délier les langues.»

La mort n’est pas forcément au bout du chemin. Dans la majorité des cas (40%), les procès se soldent par une sentence de bannissement extérieur – la personne condamnée doit quitter le canton – ou intérieur – elle est confinée dans sa paroisse et à l’interdiction d’en sortir. La peine de mort est prononcée dans moins d’un tiers (30%) des procès.

Pour les crimes de sorcellerie, la mort intervient par le feu, sur un bûcher. Dans la moitié des 80 exécutions répertoriées à Fribourg, la peine est «mitigée», c’est-à-dire adoucie. Pour éviter que la personne condamnée ne meure par l’action des flammes, elle est d’abord étranglée. Il arrive aussi que l’on place un petit sac de poudre à canon autour de son cou pour qu’elle explose avant de brûler.

Récupération d’une image

De nos jours, la persécution pour crime de sorcellerie est présentée comme un phénomène touchant exclusivement des femmes. Mais cette représentation n’est pas étayée par les archives. «La figure féministe de la sorcière ne correspond pas du tout aux sources historiques, relève Lionel Dorthe. Cette idée que la sorcière était une femme indépendante qui attirait la haine du patriarcat est fausse.»

De nos jours, l’image des sorcières est entré dans l’imaginaire collectif et est utilisé un peu à toutes les sauces, comme ici pour la «Course de ski des sorcières de Belalp», dans le canton du Valais. Keystone

«Cette féminisation du phénomène trouve son origine dans La sorcière, un essai de Jules Michelet, poursuit-il. Cet historien français du XIXe siècle a transformé la sorcière en une victime idéale ou idéalisée, en une figure de lutte contre toute autorité. Cette image correspond plus aux aspirations très romantiques du XIXe siècle qu’aux faits historiques. Beaucoup de féministes ont repris cette image de la sorcière émancipée ou émancipatrice dès les années 1960.»

Mais cette récupération ne heurte pas le spécialiste outre mesure. «Comme scientifique, on va trouver ce procédé scandaleux, car cela ne correspond pas à la réalité. Mais par rapport à l’efficacité du discours que l’on veut avoir aujourd’hui, il est sans doute plus judicieux d’utiliser un symbole que de faire un grand discours. Nous vivons dans une société où l’émotion l’emporte désormais sur la raison, notamment à cause des réseaux sociaux. Utiliser une figure presque familière comme la sorcière est donc efficace, même si cette figure est très éloignée de la réalité historique.»

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