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L’Union europenne veut éviter « un effondrement économique et social » de la Tunisie

L’enjeu est d’éviter le scénario catastrophe d’une déstabilisation totale du pays, qui pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble de la région et provoquer une augmentation des flux migratoires vers l’Europe. ” Il est impératif d’éviter un effondrement économique et social en Tunisie. Ce qu’il se passe là-bas a un impact direct sur nous”, a déclaré Josep Borrell, qui a mandaté la ministre belge des Affaires étrangères Hadja Lahbib et son homologue portugais Joao Gomes Cravinho pour se rendre prochainement à Tunis pour faire le point.

Dérive autoritaire

Devenu en 2019 le deuxième président tunisien à être élu au suffrage universel, héritage de la révolution du Jasmin de 2011, Kaïs Saïed œuvre depuis plusieurs mois pour accaparer les pouvoirs du pays. La dérive autoritaire s’intensifie depuis la suspension du Parlement en juillet 2021, premier coup de force du dirigeant conservateur. Une nouvelle Constitution, bâtie sur mesure pour le président, a été instaurée dans la foulée, à travers un référendum largement boudé par la population. Le nouveau Parlement, doté de prérogatives limitées et né d’élections marquées par un taux d’à peine 11 % participation, a été inauguré le 13 mars dernier.

Le chef de l’État s’attelle aussi à faire taire les voix dissidentes. Depuis début février, plusieurs personnalités politiques, hommes d’affaires, journalistes et juristes ont été arrêtés par les autorités, qui les accusent de comploter contre l’État ou de corruption. Les syndicats ont également été ciblés, une tendance qu’a dénoncée Esther Lynch, la secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats, lors de son déplacement à Tunis et qui a été de ce fait expulsée du territoire tunisien.

Amnesty international dénonce une “chasse aux sorcières motivée par des considérations politiques”. “Au cours des dernières semaines, le gouvernement du président Kaïs Saïed a arrêté des opposants, limité l’indépendance de la justice, écrasé la liberté d’expression et incité à la haine contre les migrants africains”, a aussi déclaré vendredi Philippe Dam, directeur pour l’UE à Human Rights Watch. En effet, fin février, le chef de l’État s’est violemment attaqué aux migrants subsahariens, qui représentent 57 000 personnes parmi les 12 millions d’habitants de la Tunisie, les accusant de mener un “plan criminel pour changer la composition du paysage démographique” du pays.

”Le président tunisien est dans une panique totale”

L’Union hésite sur le ton à adopter face à Tunis

Ces deux ONG, ainsi que Droits EuroMed et la Commission internationale des juristes, ont donc adressé une lettre conjointe aux ministres des Vingt-sept réunis ce lundi, les enjoignant à hausser enfin le ton vis-à-vis de la Tunisie. Les Européens marchent sur des œufs depuis des mois, hésitant à faire monter la pression sur Kaïs Saïed. La preuve : si Josep Borrell a insisté lundi soir sur la nécessité “d’aider le peuple tunisien” et observé que les réformes politiques ont reçu un soutien “mitigé” de la population, il s’est gardé de trop taper sur le clou du respect des droits de l’homme.

Certains pays, à commencer par l’Italie, préfèrent malgré tout soutenir le président, vu comme un gage de stabilité dans un pays toujours fragile, plus de dix ans après la révolution qui en avait fait le berceau du printemps arabe. Mais d’autres reconnaissent que la vision “Saïed versus instabilité” tient d’une fausse contradiction. “Car ce qu’il est en train de faire est de nature à alimenter l’instabilité”, observait un diplomate européen la semaine dernière, en référence à la “détérioration du système démocratique”.

À cette situation politique tendue, s’ajoute une dégradation de l’économie de la Tunisie qui, après les conséquences de la pandémie de Covid-19, a payé un lourd tribut à la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires provoquée par l’agression russe de l’Ukraine. En 2022, le pays a enregistré une inflation de 10 %, combinée à un taux de chômage de 15 %. La Tunisie a négocié un prêt de 1,9 milliard de dollars avec le Fonds monétaire international (FMI). Mais le président Saïed refuse de signer cet accord, le FMI exigeant en contrepartie des réformes difficiles et impopulaires (fiscalité, privatisation de certaines institutions publiques, etc.)

Le commissaire européen à l’Économie, Paolo Gentiloni, devrait se rendre prochainement en Tunisie, afin d’évaluer ses besoins. En tant que premier partenaire commercial de la Tunisie, l’UE peut aussi apporter son aide et ainsi faire entendre sa voix à Tunis – encore faudra-t-il que les pays européens s’accordent sur le ton à adopter. “Mais on ne peut pas aider un pays qui n’est pas capable de signer un accord avec le FMI”, seule solution pour “éviter une situation très grave” a insisté M. Borrell.

Des enjeux migratoires majeurs

”Il y a la question de la stabilité [de la Tunisie], mais aussi une question migratoire, qui nous inquiète beaucoup”, a affirmé lundi Antonio Tajani, ministre italien des Affaires étrangères. La frontière entre la Tunisie et la Libye – toujours minée par une guerre civile et devenue un point de transit des personnes originaires d’Afrique subsaharienne cherchant à rejoindre l’Europe – “est toujours plus fragile”, a poursuivi l’Italien. En d’autres termes, le risque est que la route de la Méditerranée centrale s’étende à la Tunisie via Libye.

De plus, les Tunisiens eux-mêmes sont tentés de quitter le pays. Début 2023, parmi les migrants arrivant en Italie par la mer, les Tunisiens représentaient la quatrième nationalité. Au total en 2022, 59 000 personnes sont arrivées depuis la Tunisie dans l’UE, soit une augmentation de 57 % par rapport à l’année précédente.

La perspective d’une intensification de cette tendance provoque des sueurs froides en Europe, qui tente surtout de faire tarir les flux migratoires.