International

Le grand tabou des Yézidis

Ce sujet très délicat, la journaliste belge Pascale Bourgaux s’en est saisi dans un documentaire très émouvant qui vient d’être diffusé en première mondiale à Nyon en Suisse et qui sera projeté au prochain Brussels International Film Festival (BRIFF) à Bruxelles fin juin-début juillet.

Une intuition dès la fin de l’été 2014

Un vrai parcours du combattant, qui a duré huit ans, sur un sujet longtemps caché : Pascale Bourgaux en a eu l’intuition dès son premier reportage sur les Yézidis à la fin de l’été 2014, après le massacre des hommes et la capture de centaines de jeunes femmes. Depuis, elle n’a pas cessé depuis de chercher la trace de ces bébés anonymes nés à partir d’avril 2015, qui ont été placés par les familles dans des orphelinats en Syrie et en Irak quand leur mère parvenait à s’échapper des griffes de l’État islamique.

Un déchirement terrible pour ces femmes violées qui doivent choisir entre l’appartenance à leur communauté et le lien charnel qui les unit à leur enfant. Certaines se sont résignées. D’autres se sont rebellées. Pire, précise Pascale Bourgaux, “plus d’un millier de ces mères yézidies décident de ne jamais revenir et se sacrifient : elles restent avec leur ‘mari-djihadiste-violeur’ou si elles sont veuves, avec leurs familles. Là aussi, l’omerta totale. Dans les statistiques officielles kurdes et irakiennes, elles sont comptabilisées comme disparues”.

REPORTAGE YEZIDI JOHANNA DE TESSIERES
De retour au Kurdistan irakien, les jeunes femmes yézidies ont été accueillies dans la communauté comme ici en 2017 lors de rites dans le centre religieux de Lalesh. Mais des centaines ont dû abandonner leur enfant. ©Johanna de Tessieres

Deux événements vont servir de déclic à ce reportage qui semblait voué à l’échec. Le premier est la rencontre avec le cinéaste kurde Mohammad Shaikhow, qui vit en France, “une aide définitive et décisive”, salue la journaliste. Le second est, en 2019, “que des gens ont fini par me faire confiance, des Kurdes”. Grâce à eux, Pascale Bourgaux a pu avoir accès à ces femmes, sans caméra, ni enregistreur.

L’histoire d’Ana

L’une d’elles – on l’appelle Ana dans le documentaire – a accepté de raconter son histoire. Pour protéger son identité, “Hawar, nos enfants bannis” la filme essentiellement, de dos, en voiture dans un road movie où la jeune femme se raconte dans un monologue bouleversant. Le rythme est lent, mais intimiste : le documentaire va au coeur de la déchirure de cette mère. Emmenée à Mossoul, puis en Syrie, Ana échoit en 2014 à un djihadiste kurde. “Chaque combattant qui avait participé à la bataille de Sinjar avait droit à une femme yézidie”, dit-elle. Le Kurde lui dit : “Tu es à moi maintenant”.

La petite Marya naît en juillet 2016. Lors du siège de Mossoul par l’armée irakienne, son mari est capturé. Ana prend la fuite avec son enfant, tombe sur un check-point où les soldats les confient à une Maison des Yézidis qui sert de lien avec la communauté. C’est sur le chemin de retour vers le camp que son oncle lui ordonnera d’abandonner son enfant.

C’est sur le chemin de retour vers le camp que son oncle lui ordonnera d’abandonner son enfant.

Marya sera placée dans un orphelinat, comme beaucoup d’autres bébés de djihadistes. Pascale Bourgaux nous emmène dans l’un d’eux, à Hassaké, géré par les Kurdes proches du PKK. Elle y filme Zaynab Sarokhan, la responsable du comité des femmes et des orphelinats, qui sera tuée le 27 septembre 2022 par une frappe de drone turc. Elle interviewe aussi l’ancien ambassadeur américain Peter Galbraith qui tente de ramener à leurs mères ces bébés invisibles, “le lourd tribut humain des crimes de Daech”, dit-il.

Le dilemme

L’enfant est finalement confié à ses grands-parents paternels. Dans l’ultime scène, on voit Ana rendre visite en cachette à son enfant, partager des moments de tendresse avec lui, puis repartir, toujours partagée entre choisir sa famille ou sa fille.

À noter que ce documentaire, coproduit par la Suisse et la Belgique, n’aurait jamais pu voir le jour sans la société belge Iota Production, dirigée par Isabelle Truc, bien inspirée. Les sociétés de production françaises – Pascale Bourgaux vit à Paris depuis longtemps – avaient toutes décliné.