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Guerre en Ukraine : Dans les bars de Kiev, les jeunes ne veulent pas que « la guerre efface toute leur vie »

De notre envoyée spéciale en Ukraine,

« Avant, on sortait parfois jusqu’à neuf heures du matin. On buvait des bières au bord de l’eau jusqu’à l’aube… » A Kiev, les nuits autrefois rythmées par des baffles hurlantes et des pintes partagées entre amis vibrent à présent au son des sirènes. Ecourtées par le couvre-feu imposé par la loi martiale. Dans la capitale ukrainienne, les bars sont presque déserts, jeudi soir. A l’intérieur des bars Boho, Intense, Hidden, les consommateurs qui sirotent calmement une boisson se comptent sur les doigts d’une main. Devant le Pianavychnia (« La cerise bourrée »), Natasha admet qu’elle n’est pas sortie depuis « très longtemps ». La jeune femme de 27 ans pose son verre de liqueur de cerise, la spécialité du bar, pour expliquer : « Entre le travail et le couvre-feu, on n’a pas le temps de se rendre dans des bars. »

Dans la région de Kiev, il est interdit de circuler dans la rue après 23 heures. Dès 22 heures, la vente d’alcool est prohibée. Quant au métro, il ferme dès 21h30. L’amie de Natasha, Katerina, regarde déjà son téléphone dans l’espoir d’obtenir un taxi. Il n’est même pas 22 heures mais les prix ont déjà explosé. « C’est difficile, les tarifs sont exorbitants. En temps normal, ça coûte 120 hryvnias [3 euros] pour rentrer chez moi. Mais le soir, entre 9 et 11 heures, ça peut grimper jusqu’à 700 hryvnias [plus de 17 euros] », explique la trentenaire. Une dépense mirobolante dans un pays où le salaire moyen s’élève à un peu plus de 365 euros.

« Ils se battent pour qu’on vive normalement »

En temps de guerre comme en temps de pandémie, les moments de convivialité des jeunes se retrouvent amputés. Si le manque de parenthèses d’insouciance, où l’on danse jusqu’à l’aube, peut sembler anecdotique, pour Natasha, c’est essentiel. « Quand tu parles avec quelqu’un au travail, c’est différent. On a besoin de se soutenir moralement entre amis parce qu’on sait qu’on peut mourir à tout instant », affirme la fleuriste. « On n’est même pas en sécurité chez nous », abonde Katerina, alors qu’un bombardement russe a frappé un immeuble à 300 mètres de chez elle, il y a quelques mois. « Je ne veux pas que la guerre efface toute ma vie. Je veux continuer à vivre. »

Continuer à célébrer quand certains sont sous les bombes, dans les tranchées ou terrés dans des sous-sols sans eau ni électricité. Radion balaye tout sentiment de culpabilité. Le jeune homme de 24 ans travaille comme serveur dans le restaurant attenant au Pianavychnia et partage une bière avec ses collègues. « Moi j’ai enterré mon frère, mort à la guerre. On a tous des proches qui combattent, là-bas. Et ils se battent pour qu’on vive normalement. On doit le faire », martèle-t-il. Le barman de la « Cerise bourrée » se glisse à l’extérieur et allume une cigarette. « Sortir, ça nous aide à nous déconnecter un peu de la guerre même si au final on en parle beaucoup. Nos soirées ont toujours un arrière-goût amer », note Andriy qui a quitté Kharkiv à cause de l’invasion russe.

« Décrocher pour éviter de sombrer dans la folie »

Cette amertume, Nastya la ressent en permanence. « Je ne me suis jamais sentie si mal », souffle la jeune femme de 31 ans. « A cause de la guerre, je suis en dépression, comme beaucoup de personnes dans mon entourage », confie-t-elle, à la terrasse du Kossatka, qui refuse déjà les nouveaux clients à 21 heures. Pour qu’il soit « plus facile de sortir », Nastya choisit des évènements dont une partie des bénéfices revient à l’armée ukrainienne. Quand elle assiste à un concert, la jeune femme parvient à se « laisser un peu aller ». « Il faut décrocher pour éviter de sombrer dans la folie. Si je ne sors pas, toute cette douleur et cette souffrance causées par la guerre finiront par me consumer », considère Natasha qui a, elle aussi, perdu son frère sur le front.

Ce dimanche, le couvre-feu sera repoussé à minuit. « Il va falloir qu’une loi passe pour nous autoriser à vendre de l’alcool entre 22 heures et 23 heures pour qu’on repousse l’heure de fermeture » de la « Cerise bourrée », tempère Andriy. La fête et les soirées, « ça me manque », soupire-t-il. « Je suis jeune, je voudrais pouvoir m’amuser ». « Avant, on sortait parfois jusqu’à neuf heures du matin. On attend avec impatience le report du couvre-feu », renchérit Radion. Dans l’espoir d’avoir, une heure de plus, le goût de cette vie « d’avant ». Quand le ciel était paisible, les soirées éternelles et les enterrements bien plus rares. En attendant, il est dix heures. La police passe lentement devant les bars afin de vérifier qu’ils sont fermés. Les petits groupes se séparent et quittent tour à tour la placette. Il est l’heure de rentrer.