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Erdogan sur un siège éjectable, après deux décennies de pouvoir

Qu’on soit révolutionnaire, ouvrier du bâtiment (l’un n’empêchant pas l’autre) ou simple citoyen, déboulonner une statue n’est pas une tâche aisée. Surtout quand elle est encore vivante. Après deux décennies de pouvoir, d’abord en qualité de Premier ministre avant d’occuper le poste de président, l’avenir politique de Recep Tayyip Erdogan est incertain.

Le premier tour de l’élection présidentielle turque se tient dimanche, et, à ce stade, il faudrait avoir une sacrée dose de courage ou d’inconscience pour se risquer à un pronostic. Car, face au leader de l’AKP se dresse Kemal Kiliçdaroglu, à la tête d’une coalition de six partis. La dynamique impulsée par le chef du Parti républicain du peuple (CHP) a d’ailleurs poussé Muharrem Ince, autre candidat (crédité de 2 à 4 % des intentions, dauphin d’Erdogan en 2018), à quitter la course, ce jeudi. Un retrait qui pourrait favoriser le principal adversaire d’Erdogan, selon un institut de sondage turc.

Une autre enquête d’opinion, publiée par le réputé institut Konda, crédite Kiliçdaroglu de 49,3 % des suffrages au premier tour, contre 43,7 % pour Erdogan. A trois jours de l’échéance, Erdogan peut-il vraiment être défait ? Alican Tayla, enseignant à l’Inalco et spécialiste de la Turquie, estime que le changement peut se produire, mais appelle à relativiser la tendance. « Une grande partie des succès électoraux d’Erdogan se sont construits grâce à un bilan économique plutôt favorable. Or, la situation est catastrophique sur ce plan (NDLR : 85 % d’inflation l’automne dernier) en ce moment dans le pays. Mais, malgré ce bilan, il ne s’écroule pas dans les sondages », analyse notre expert, également doctorant à l’institut français de géopolitique (Paris 8).

Une opposition qui veut « rétablir la vie démocratique »

Et si l’ex-maire d’Istanbul n’a pas totalement dégringolé, la machine semble s’être grippée depuis la dernière présidentielle, en 2018, où il n’avait eu besoin que d’un tour pour régler l’affaire. « Il y a une espèce de pragmatisme qui fait que tout un électorat flottant s’apprête à ne plus voter pour Erdogan du fait de la dégradation du pouvoir d’achat », a précisé Dorothée Schmid, chercheuse à l’IFRI, interrogée par France Culture.

En face, l’opposition a gagné du terrain grâce à une « campagne unie et assez efficace ». Séparation stricte des pouvoirs, un « exécutif comptable » de ses décisions, un abandon du régime présidentiel… Dans son programme de 240 pages, l’alliance menée par Kemal Kiliçdaroglu annonce vouloir réinstaurer la démocratie dans le pays. « Au sein de la coalition, on trouve un parti d’extrème-droite, un autre de centre-gauche, un parti conservateur-islamique… Sur le papier, ça peut paraître tiré par les cheveux mais il y a à peu près tous les partis sérieux du pays, hors pouvoir, constate Alican Tayla. Le but de la coalition est de rétablir la vie démocratique, et d’installer une transition, car elle ne pourra pas gouverner indéfiniment en l’état ».

Quelle transition en cas de défaite d’Erdogan ?

En plus du résultat, c’est la manière de l’obtenir qui préoccupe aussi l’opinion. Avant dimanche, près de 3,4 millions de Turcs votent depuis l’étranger, et les incidents se sont multipliés à travers l’Europe : plaintes déposées par des opposants d’Erdogan à Lyon, heurts à Marseille, « énorme bagarre » dans un bureau de vote d’Amsterdam ou encore tentatives d’intimidation de militants de l’AKP en Allemagne. Selon les sondages, « près d’un électeur sur deux pense que la sécurité électorale n’est pas assurée », précise notre expert, avant de poursuivre. « Si ça se joue à très peu de choses, les inquiétudes sur une difficulté de transition peuvent devenir plus concrètes. Quelle va être l’attitude d’Erdogan ? Quand vous n’avez jamais perdu, on ne sait pas si vous êtes bon perdant ou mauvais perdant. »

En 1999, un séisme avait tué des milliers de Turcs, faisant naître un sentiment de révolte, alimenté par une situation économique précaire. Ces conditions avaient permis l’avènement d’Erdogan au sommet de l’Etat.

Plus de deux décennies après, un autre tremblement de terre a frappé le pays, causant la mort de plus de 50.000 personnes. « Les énormes dégâts ont balayé l’image de prospérité qu’Erdogan et son parti imposaient », a jugé Osman Balaban, professeur d’urbanisme à l’université technique d’Ankara, interrogé par l’AFP. Critiqué pour sa mauvaise gestion de la crise, le leader de l’AKP, qui avait fondé une partie de son succès sur les grands projets immobiliers, espère que la séquence ne va pas lui être fatale.