France

Complotisme : « On perd la capacité à la conversation sociale, c’est préoccupant »

A travers sa série d’interviews « Fake et causes », 20 Minutes vient éclairer les thématiques autour du complotisme, du fact-checking et des enjeux pour la démocratie. 20 Minutes donne la parole à des chercheurs, des chercheuses, des associations, des experts, des expertes ou d’autres membres de la société civile pour ouvrir le débat.

Alors qu’en France se sont tenues les 9 et 10 mars les premières assises de la lutte contre les dérives sectaires, avec notamment un objectif de déconstruction du discours complotiste, 20 Minutes a rencontré David Morin, politologue à l’université de Sherbrooke au Canada. Il a écrit avec Marie-Eve Carignan, professeure en information dans cette université, Mon frère est complotiste, comment rétablir le lien et le dialogue social (Les Editions de l’Homme), sorti début mars 2023. Les deux cotitulaires de la chaire Unesco en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent insistent sur l’importance de maintenir la discussion dans une société qui se polarise.

« Complotisme », c’est un terme que vous avez eu beaucoup de réticences à utiliser. Qu’est-ce qui vous a convaincu ?

On a hésité, car, c’est un terme stigmatisant. On s’en est servi comme d’une étiquette infamante pour essayer de disqualifier toute critique sur la gestion par nos gouvernements de la pandémie, alors qu’il y avait des critiques légitimes à leur adresser. L’autre crainte qu’on avait, c’était finalement de renforcer les gens les plus convaincus. D’ailleurs, ça n’a pas manqué, on s’est fait largement allumer à la sortie du livre (en novembre 2022) au Québec. Cela a été une critique en disant « vous voulez instaurer un dialogue et, en même temps, vous nous traitez de complotistes ».

Pourquoi on s’y est résigné ? Parce qu’on n’a pas trouvé de terme plus adéquat pour essayer de définir ce mouvement, c’est-à-dire le fait d’adhérer aux théories du complot. Et, évidemment, en tant que chercheurs, on ne peut pas laisser nos sujets d’études choisir la façon dont on va les appeler. Nos catégories d’analyse sont imparfaites, mais celle-là nous semblait la plus proche du phénomène désigné.

Comment comprenez-vous le complotisme ?

Notre recherche, menée à partir de mars 2020 jusqu’à la moitié de 2021 dans le contexte de la pandémie de Covid-19, s’est efforcée de faire la distinction entre la contestation des mesures sanitaires et le discours complotiste. Il y a beaucoup d’amalgames, on a eu tendance à mettre un peu tout le monde dans le même panier. Ce qu’on a observé au Canada, c’est une appropriation des théories du complot par les mouvements d’extrême droite et antigouvernementaux. Il y a une volonté de se servir de la pandémie pour accélérer cet agenda politique.

On a vu également, et ça c’est un peu plus surprenant, l’apparition de ce qu’on appelle la santé et le bien-être avec les mouvements altersciences, médecines alternatives, etc., qui ont fini par marcher main dans la main avec les premiers. Ce qu’on essaie de faire dans le livre, c’est d’établir un seuil d’adhésion aux théories du complot, en expliquant qu’on peut être contre l’obligation vaccinale, le port du masque, sans nécessairement être complotiste. L’adhésion aux théories du complot, ça va être l’idée selon laquelle toutes ces mesures sanitaires, la pandémie sont préparées de longue date pour contrôler les populations, qu’il y a un agenda camouflé qui est accaparé par des élites secrètes.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre avec Marie-Eve Carignan ?

Lors de nos conférences en lien avec les théories du complot, beaucoup de gens nous ont dit être aux prises avec cette problématique. On a tous un cousin, un oncle, une sœur, un père, une mère qui adhère de manière très forte aux théories du complot et on ne sait pas trop quoi faire. C’était la première chose : essayer de faire un livre qui soit grand public, simplifier un phénomène complexe pour donner un outil de compréhension.

Et la deuxième raison, plus importante, c’est restaurer un dialogue non pas individuel, mais collectif. Après deux ans, presque trois de pandémie, la société est extrêmement divisée. On va faire face à d’autres sortes de crises, économique avec la guerre en Ukraine, la crise écologique. Comment jete-t-on les bases d’une forme de dialogue social ? On le voit, par exemple, il y a une récupération dans la complosphère du climatoscepticisme, cet agenda-là est poussé et c’est clair que ça va recréer des divisions. On suggère aussi que les autorités ont peut-être leur mea culpa à faire sur certains éléments. Je pense que pour l’instant, ça n’a pas été le cas. Et c’est peut-être déjà une part du chemin.

Et, en même temps, vous dites que ce dialogue sera malaisant…

Oui, on l’a vu. Il est difficile parce que je ne suis pas convaincu que les parties prenantes soient prêtes à le faire. D’un côté, les gouvernements sont dans une phase de légitimation des mesures qu’ils ont prises, les complotistes les plus radicaux n’ont pas envie d’avoir cette conversation. Les gens critiques des mesures sanitaires et aussi critiques des théories du complot, on se retrouve dans une forme de position inconfortable où l’on ne veut ni défendre l’un, ni l’autre, ni se montrer. C’est un peu compliqué, je ne suis pas forcément convaincu que les principaux acteurs veulent le mener, mais on n’a rien à risquer à essayer cette avenue-là parce que c’est la seule, à l’heure actuelle, qui n’a pas été vraiment explorée.

Une des conséquences de ces dernières années, c’est l’augmentation des polarisations sociales. On a des chambres d’écho, plus seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la société, où les gens se sont séparés, ont arrêté d’avoir des conversations sur des positions critiques. On est tous en train de se renforcer dans nos propres écosystèmes et on perd cette capacité à la conversation sociale. Je trouve cela préoccupant.

Aux Etats-Unis, les théories du complot sur la question de la fraude électorale ont pris une ampleur tellement massive que, maintenant, plus de la moitié des partisans du parti républicain sont convaincus que la dernière élection leur a été volée. C’est le récit dominant au sein du parti républicain.

Y a-t-il aussi cette méfiance au Canada sur le processus électoral ?

Sur la dernière campagne électorale au Québec en octobre 2022, la complosphère a essayé de vendre l’idée d’une fraude électorale. C’est resté vraiment très marginal dans l’écosystème complotiste, ça n’a pas réussi à gagner l’opinion publique.

Dans la complosphère, Justin Trudeau est très impopulaire, il est devenu une figure quasiment diabolique du libéralisme multiculturaliste, honni par la droite la plus réactionnaire et les complotistes. Des théories circulent à l’effet que Justin Trudeau ne serait pas le fils de son père, Pierre Elliott Trudeau, mais le fils caché de Fidel Castro. Tucker Carlson, animateur sur [la chaîne étasunienne conservatrice] Fox News, a dit en janvier que le pire dans nos sociétés occidentales, c’est le dictateur Justin Trudeau, et qu’il serait peut-être temps que les Etats-Unis pensent à intervenir militairement au Canada. Ça a fait une espèce d’onde de choc venant d’un animateur très connu. 

On en est rendu là : on a la construction de récits qui sont en train de devenir structurants, qui dépassent largement le Québec ou la Canada, qui s’invitent en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil aussi avec Bolsonaro.

Qu’est-ce qui fait que le complotisme se diffuse ? Quels sont ses ressorts ?

C’est la question à un million de dollars. Il n’y a pas une raison, c’est multifactoriel. Le terreau fertile, c’est clairement le manque de confiance dans les institutions, pas juste les institutions gouvernementales, mais aussi les médias, les institutions scientifiques, etc.

Le deuxième raison, qu’on a été capable de documenter, c’est une forme de détresse d’une partie des gens qui y adhèrent. La pandémie a été aussi une crise d’anxiété, de perte de sens. Les théories du complot sont venues donner des réponses rapidement. Une troisième raison : on remarque beaucoup des trajectoires individuelles, ça peut être un trauma, une rupture sentimentale, une perte d’emploi qui va marginaliser. Je ne pense pas que les réseaux sociaux soient un facteur d’adhésion, mais ils sont un vecteur d’adhésion.

Dans les facteurs politiques et sociaux, il y a aussi, en partie, une reprise de contrôle politique de la part des individus sur ce qu’ils ont l’impression qui est en train de leur échapper politiquement, socialement. Je crains qu’il y ait beaucoup de gens qui adhèrent aux théories du complot comme prisme de lecture dominant de l’actualité politique. Dernier point : on voit, chez une partie des gens qui adhèrent, plus de sympathie à l’égard du recours à la violence dans l’expression des rapports sociaux.

Êtes-vous optimiste sur la capacité à restaurer le dialogue ?

Ça dépend des matins, l’optimisme ou le pessisme, mais je crois qu’on a tous une partie de la réponse. Les actions qu’on pose individuellement peuvent nous aider collectivement. Si le debunking vient des médias traditionnels, si la confiance dans les institutions vient du gouvernement, ce sont déjà, au départ, des acteurs qui sont honnis, donc, ça ne fonctionnera pas. Si elle vient de nous individuellement, et qu’il y a un lien affectif avec les gens… Je pense qu’on est la ligne de front, et la première ligne de la défense des démocraties. Le gouvernement, les médias sont des piliers, mais qui arrivent en deuxième. Dans ce sens-là, je pense que c’est un appel à l’action.