Tunisie

L’OCDE épingle encore une fois les collusions et malversations au sein secteur bancaire tunisien – Actualités Tunisie Focus

Poids des grands groupes familiaux, ententes illicites… Le rapport de l’organe intergouvernemental dresse en Tunisie un tableau alarmant du fonctionnement bancaire. La société civile et les autorités préparent la riposte, chacun à sa façon.

Poids des grands groupes familiaux, ententes illicites…

Le rapport de l’organe intergouvernemental dresse en Tunisie un tableau alarmant du fonctionnement bancaire. La société civile et les autorités préparent la riposte, chacun à sa façon.
« Une gifle », « très cinglant, « cash ». L’« étude de marché sur la concurrence dans le secteur de la banque de détail en Tunisie », publiée par l’OCDE en décembre 2023, a fait son effet dans l’écosystème financier local.

Le rapport s’en prend de manière détaillée à la mainmise de grands groupes industriels sur le marché, aux possibles ententes entre banques pour facturer des services aux prix forts et à la passivité des autorités.

Ces constats ne sont pas nouveaux, puisqu’ils sont dénoncés de longue date par la société civile. Mais là, ils sont exposés par une organisation intergouvernementale qui s’appuie sur des chiffres et des témoignages de premières mains.

Derrière « les parties prenantes » et « diverses personnes », citées à de nombreuses reprises par l’équipe de chercheurs dirigés par Saïd Kechida, se cachent de grands commis des différentes institutions financières : Banque centrale de Tunisie, rapporteur général, Caisse des dépôts et consignations, Conseil bancaire et financier, La Poste, dirigeants de banques, etc.

Mabrouk, ben Yedder et Doghri, trois familles dans le viseur

Trois des dix premières banques du pays appartiennent à des groupes industriels familiaux ayant pignon sur rue :

1- le groupe Mabrouk (grande distribution, agroalimentaire, téléphonie, automobile) possède la Banque internationale arabe de Tunisie (Biat), première banque du pays ;

2- le groupe ben Yedder (agroalimentaire, assurances, santé, matériel de transport, hôtellerie) est actionnaire majoritaire d’Amen Bank (6e banque) ;

3- et le groupe Doghri (assurances, agroalimentaire, matériaux de construction) dirige l’UBCI (10e).

Pour l’OCDE, le risque de ce mélange des genres est de « rendre plus difficile l’accès au crédit des entreprises qui n’ont pas de liens avec ces groupes.

Bien que les effets de ce phénomène n’aient pas pu être analysés de façon précise faute de données granulaires, l’OCDE juge très probable que les liens entre banques et groupes industriels aient une incidence sur les activités de prêt en général ».

Les fameuses « parties prenantes » ont notamment décrit aux chercheurs « des mécanismes informels de prise de décision dans les banques susceptibles de réduire l’importance du conseil d’administration et d’accroître la capacité des groupes industriels à influencer la prise de décision ».

Ainsi, la réglementation de la Banque centrale de Tunisie empêche les banques de limiter le montant des risques/expositions encourus aux « personnes ayant des liens avec l’établissement assujettis » à 25 % de ses fonds propres nets. Or, une banque explique dans le rapport que lorsqu’elle s’approche de ce taux, elle contacte une autre banque « pour échanger des clients et ainsi respecter les limites imposées ».

Explosion du montant des prêts

Ces arrangements entre amis ont un impact direct sur l’économie tunisienne, composée à plus de 80 % de PME.

L’OCDE a ainsi constaté qu’entre 2007 et 2021, le montant des prêts accordés aux entreprises a explosé de 250 %, alors que leur nombre a diminué de 13 % : les banques prêtent plus à moins de sociétés, ce qui « est cohérent avec le fait que des obstacles plus élevés s’opposent à l’accès au financement des petites entreprises ».

L’autre grande critique soulevée par l’OCDE est celui de la cartellisation du secteur. « La majorité des banques cotées en Bourse étaient liées à au moins une autre banque, soit par l’intermédiaire de membres du conseil d’administration, soit par l’intermédiaire d’actionnaires communs, soit les deux », révèle le document.

Le groupe de la famille Tamarziste (équipements et dispositifs électriques, pneumatiques, composants automobiles, data center, centre d’appels, transport de fonds, agence de voyages, immobilier…) est emblématique de cet entre-soi. Au 31 décembre 2022, il était le deuxième actionnaire de la Biat (8,05 %), et de l’UBCI (12,95 %), dont il est membre du conseil d’administration, et il possédait 1,69 % d’Amen Bank.

Les dirigeants des banques n’hésiteraient pas à utiliser les réunions de la Commission bancaire et financière (CBF) pour décider de se mettre d’accord sur les montants de frais et des commissions bancaires, à l’encontre de toutes bonnes pratiques concurrentielles.

Le rapport mentionne notamment en 2020 des réunions informelles à la CBF pour aboutir à un accord tacite entre les banques sur les conditions commerciales applicables au taux de rémunération des dépôts bancaires. La Banque centrale a été mise au courant de ces tractations secrètes, « toutefois, l’OCDE note que ces plaintes n’ont pas donné lieu à une enquête officielle ».

Atteinte à la concurrence

Plus largement, l’organisation intergouvernementale d’études économiques affirme que le poids de ces groupes industriels et les pratiques de connivences entravent la libre concurrence.

D’où, la faible bancarisation : 64 % des consommateurs n’ont pas de compte courant personnel. L’Observatoire de l’inclusion financière a constaté que les frais bancaires ont explosé de près de 66 % entre 2010 et 2017.

Selon des témoignages recueillis pas l’OCDE, les banques utilisent ces frais comme variable d’ajustement pour couvrir 70 % de leurs coûts fixes, sans considération pour les récriminations des clients.

Le retard pris en matière de numérisation et de paiement en ligne est également en partie du fait de ces accords tacites qui n’incitent pas les banques à innover.

Du côté du Conseil de la concurrence, la seule institution qui a accepté de recevoir Jeune Afrique, on reconnaît que l’étude menée par l’OCDE représente « un travail important ».

L’instance, dirigée depuis décembre 2023 par le juge Hassen Guizani, n’a toutefois pas souhaité aborder le fond, car elle organisera le mois prochain des audiences sur un dossier bancaire sensible et qu’elle s’est auto-saisie dans une autre affaire du secteur. « Vous allez voir un tout nouveau Conseil de la concurrence, nous allons travailler, dans le secteur bancaire comme dans tous les autres, comme un tribunal autonome et neutre. Nous avons le pouvoir de condamner à des amendes et même à des fermetures temporaires, si besoin », a prévenu Guizani.

« Le marché bancaire est l’apothéose de l’économie de rente »

Au printemps 2023, l’association Alert, qui lutte contre l’économie de rente, a lancé une campagne pour répertorier les plaintes de clients.

« En moins de deux semaines, nous avons récolté les 1 000 dossiers qui étaient l’objectif, ce qui prouve, qu’en Tunisie, le marché bancaire est l’apothéose de l’économie de rente », dénonce Houssam Saad, membre d’Alert. Parmi les plaintes, 38 % concernent des frais de service indus ou exorbitants, 16 % des taux d’intérêts disproportionnés et 32 % des cas de crédits aux entrepreneurs brutalement arrêtés au dernier moment car opérant dans le champ d’action de l’un des actionnaires de la banque.

Dans ce dernier cas, Houssem Saad assure qu’Alert a des preuves qu’il s’agit d’une stratégie planifiée de la banque « pour faire perdre du temps et de l’argent à un possible concurrent ». L’association a prévu d’abord une démarche de médiation auprès des banques, avant d’aller devant la justice si nécessaire.

Le sujet est si sensible que, selon Alert, la BCT et le gouvernement – le Premier ministre, Ahmed Hachani, est un ancien haut-cadre de la Banque centrale – ont fait annuler en décembre 2023 l’événement public qui devait lancer la publication du rapport de l’OCDE.

Moktar Lamari , Economics for Tunisia, E4T