Tunisie

En Tunisie, la chasse aux biens mal acquis a du plomb dans l’aile – Actualités Tunisie Focus

Le recouvrement des avoirs des hommes d’affaires accusés d’infractions économiques et financières s’avère plus difficile et moins lucratif que prévu pour les autorités.

Prendre aux riches l’argent qu’ils ont volé pour le redistribuer aux pauvres ? L’équation est plus simple à poser qu’à résoudre, même quand elle est érigée en politique sociale par le président tunisien Kaïs Saïed. Présenté comme l’un des axes majeurs de la politique sociale du gouvernement de Carthage, le recouvrement des avoirs des hommes d’affaires accusés d’infractions économiques et financières, en échange d’une amnistie judiciaire assortie d’amendes, est censé, sur le papier, permettre à l’Etat tunisien de récupérer au moins 13,5 milliards de dinars (près de 4 milliards d’euros). Mais la collecte s’avère plus difficile et moins lucrative que prévu pour les autorités.

L’instance chargée de mettre en musique la « réconciliation pénale » – l’expression consacrée pour qualifier ces opérations de recouvrement – n’a collecté, entre mars 2022 et janvier 2024, que 26,9 millions de dinars (8 millions d’euros). Face à ce maigre bilan et dans le but officiel de faciliter les procédures de recouvrement, le Parlement a amendé mercredi 17 janvier la loi afin de permettre au président Kaïs Saïed et à son conseil national de sécurité de forcer la main d’hommes d’affaires récalcitrants, sans possibilité de recours. « Soit tu abdiques, soit c’est la guillotine », résume l’ancien magistrat Ahmed Souab. Un projet qui, selon lui, relève d’un véritable « chantage ».

Présentée dans le détail le 28 juillet 2021, trois jours après le coup de force au terme duquel Kaïs Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs, l’idée de « réconciliation pénale » s’inspire d’un rapport publié en novembre 2011 par la commission nationale d’investigation sur les faits de corruption et de malversation dirigée par le juriste Abdelfattah Amor. Grâce à ce travail, 463 dossiers de malversations impliquant des personnes accusées d’avoir indûment profité du système mis en place sous la dictature de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali avaient été instruits et transmis à la justice pour des montants estimés à un total de 13,5 milliards de dinars. Des sommes que Kaïs Saïed espère recouvrer pour les réinjecter dans des projets de développement en faveur des régions les plus défavorisées du pays.

« C’est devenu un souk »

Ancien membre de la commission de confiscation des biens mal acquis du président Ben Ali et de ses proches, Ahmed Souab estime que la mission de recouvrement du montant avancé par Kaïs Saïed est vouée à un « échec prévisible et inéluctable », notamment parce qu’il comprend des biens confisqués ou revendus par l’Etat après la chute de l’ancien régime. « L’essentiel du patrimoine de nombreuses personnes concernées est déjà détenu par l’Etat. Qu’est-ce qu’elles vont restituer ? », s’interroge-t-il.

Mais le président tunisien n’en démord pas et, malgré les objections exprimées, ne cache pas son agacement. « Toutes ces négociations et ces procédures ? c’est devenu un souk », s’est-il impatienté le 8 septembre 2023 lors d’une visite au siège de la commission. « Il n’y a pas de négociation, nous ne sommes pas là pour discuter, on leur demande de signer un chèque (…). Si vous voulez payer, vous êtes les bienvenus, sinon il y a les poursuites pénales », a-t-il menacé.

Ces menaces, la justice tunisienne n’a pas tardé à les mettre à exécution avec l’arrestation de plusieurs hommes d’affaires dont Marouane Mabrouk, ancien gendre du président déchu, et d’Abderrahim Zouari, ex-ministre du transport, en novembre 2023. Certains, dont M. Zouari, ont été libérés après avoir payé une caution de plusieurs millions de dinars et sont toujours poursuivis par la justice.

Parallèlement, grâce à l’amendement de la loi, le chef de l’Etat – qui préside le conseil national de sécurité – pourra décider lui-même du montant à payer, de manière finale et irrévocable, consolidant ainsi son pouvoir coercitif. « En septembre, Kaïs Saïed disait que celui qui voulait éviter les tribunaux et la prison devait payer. A présent, c’est celui qui voudra sortir de prison qui devra payer », ironise Ahmed Souad.

Les poursuites judiciaires se multiplient

« C’est un mécanisme de racket institutionnel où on structure le système de chantage en obligeant les hommes d’affaires à sponsoriser et financer le projet de Kaïs Saïed », commente Louai Chebbi, président de l’association Alert, qui lutte contre l’économie de rente en Tunisie. « En emprisonnant des personnes comme Kamel Eltaïef [homme d’affaires très influent dans les milieux politiques et qui fut longtemps l’éminence grise de Ben Ali emprisonné en février 2023 pour complot contre la sûreté de l’Etat] ou Marouane Mabrouk, on cherche aussi à se donner une légitimité politique, faute d’une légitimité électorale perdue après avoir brouillé de manière illégale le jeu démocratique ». Selon l’économiste, cette méthode ne viserait qu’à « contrôler le système économique pas à le régler, en plus de justifier les échecs économiques en les imputant à un système qui résiste ».

Depuis plusieurs mois, les poursuites judiciaires dans le monde des affaires et dans le secteur bancaire se sont multipliées, des dizaines de personnes ont été interdites de voyage et des opposants politiques ont été accusés d’alimenter la spéculation dans le but de déstabiliser le pouvoir, tandis que la crise économique ne fait que s’amplifier avec un déficit budgétaire estimé à 6,6 % du PIB en 2024 et un besoin de financement extérieur dont les sources sont inconnues.

En avril 2023, le président tunisien avait rejeté les conditions d’un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars (près de 1,8 milliard d’euros) discuté depuis plusieurs mois entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI), faisant craindre un risque d’« effondrement » économique exprimé notamment par l’Union européenne (UE) et des agences de notation. « L’alternative est que nous devons compter sur nous-mêmes », avait-il alors déclaré, mettant notamment en avant un projet de « réconciliation pénale » qui s’enlise.

Monia Ben Hamadi , journal Le Monde