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L’industrie belge de l’armement « profite-t-elle » de la guerre en Ukraine ?

Début mai, la Commission européenne a annoncé un plan d’investissement ambitieux de plusieurs milliards d’euros pour stimuler l’industrie européenne de la Défense, dont 500 millions en aides directes annoncés pour le volet « ASAP » (Act in Support of Ammunition Production), afin de soutenir l’Ukraine dans le conflit actuel.

« On n’a pas de lignes de production qui dorment sous une bâche que l’on peut lancer comme ça. Il faut des garanties »

1. Quelles retombées pour l’industrie belge ?

« Il est trop tôt pour parler de retombées pour l’industrie militaire belge. Toutefois, nos entreprises sont mobilisées depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie« , répond, à ce propos, la ministre de la Défense Ludivine Dedonder (PS). Et si la guerre devait se terminer prochainement, est-ce que ce soutien politique actuel s’essoufflerait, comme on le constate dans d’autres domaines, quand les crises s’estompent ? « Le soutien et la collaboration avec l’industrie ont été décidés bien avant le début de la guerre […]. Les grands principes du plan Star ont été validés en juillet 2021. Avec la DIRS (Defence, Industry and Research Strategy), il y a désormais 1,8 milliard d’euros prévu par la Défense d’ici 2030 (pour les dépenses « made in Belgium », NdlR). Il n’y a pas de lien direct entre la guerre en Ukraine et ce soutien à l’industrie. Il était déjà prévu. Mais la guerre a renforcé la prise de conscience« , enchaîne la ministre. Du côté des industriels, on nuance. « On n’a pas de lignes de production qui dorment sous une bâche que l’on peut lancer comme ça. Il faut des garanties« , nous dit un professionnel du milieu.

Parmi les fleurons belges de la Défense, on peut noter, entre autres, John Cockerill (actif dans les systèmes d’armes des tourelles des chars légers et véhicules blindés), FN Herstal (acteur majeur dans la production d’armes légères et de fusils d’assaut et, dans une moindre mesure, de munitions de petit calibre) ainsi que la Sabca (aviation).

Enfin, pour la première partie de l’appel européen destiné à stimuler la production de munitions, étant donné que cela concerne principalement des obus, il n’y a pas de retombées directes en Belgique. Du côté de FN Herstal, on salue le plan tout en restant sur la réserve. « Cela ne permet pas de se projeter à long terme : des développements industriels nécessitent du temps et des investissements élevés et donc de la prévisibilité« , avance Henry de Marenne, le porte-parole du groupe, qui défend surtout les initiatives de soutien en R&D.

2. Quels budgets dégagés et quid de l’emploi ?

Quoi qu’il en soit, en Belgique, la ministre de la Défense semble avoir pris la chose au sérieux et n’a pas attendu la guerre pour cela. « Le gouvernement précédent, lorsque la N-VA était aux commandes, n’a fait qu’acheter des armes et en grande partie à l’étranger, dont le F-35. Ludivine Dedonder, elle, investit dans le secteur dans son ensemble et collabore avec le SPF Économie« , nous glisse Hugues Bayet, membre de la Commission Défense et issu de la même famille politique que la ministre, qui en profite pour tacler les nationalistes flamands au passage. « Il ne s’agit pas de fétichisme ou de jouer aux petits soldats. Moi aussi, je préfère l’amour à la guerre. Mais il faut se protéger et ne pas dépendre de milices privées, à l’instar de Wagner« , enchaîne-t-il.

Il faut savoir que les dépenses annuelles pour la Défense étaient d’environ 2,8 milliards d’euros en 2000, puis 4,1 en 2010, avant de connaître un ressac de 2012 à 2016. L’année dernière, elles ont grimpé à 4,2 milliards d’euros et l’objectif est d’atteindre 6,9 milliards d’ici 2030.

Au niveau de l’emploi, on compterait désormais environ 15 900 postes directs et indirects liés à cette industrie en Belgique qui exporte environ 70 % de sa production à l’étranger.

guillement

« Bien sûr que l’utilisation d’un F-35 explose tous les critères en matière de neutralité carbone. Mais est-ce qu’on peut se passer de ces capacités militaires ? »

3. Et les critères ESG dans tout ça ?

Les critères ESG (environnement, social et gouvernance) ont fait peur à l’industrie de la Défense. Et ce secteur est de prime abord exclu du plan de relance européen, fortement marqué par ces critères. À propos de relance et de soutiens financiers, « il y a deux écueils à garder à l’œil : il faut éviter de fausser les règles de la concurrence pour protéger les plus petits États. Il faut, par exemple, éviter que la France et l’Allemagne (dont l’industrie militaire est en plein boom ces dernières années, NdlR) aspirent les financements pour renforcer la position dominante de leurs champions. Ensuite, il faut éviter de créer une surcapacité industrielle potentiellement inutilisable en cas de retour à la normale« , commente Thomas Dermine (PS), le secrétaire d’État à la Relance et aux Investissements stratégiques. « Mais il y a une vraie révolution. L’Europe a été longtemps trop naïve. Les investissements dans la Défense sont indispensables et les répercussions sur le monde civil sont claires. Idem pour l’aérospatial. La Nasa n’avait pas de tabous par rapport à ses liens avec la Défense, par exemple. Désormais, les mentalités changent aussi en Europe« , lance-t-il.

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Pour les critères ESG, « si ceux-ci ont d’abord fait très peur à bon nombre de groupes industriels de l’armement, désormais, ils sont vus comme des opportunités« , nous glisse encore un représentant industriel qui préfère garder l’anonymat. Si la rhétorique est utilisée dans tous les sens, pour lui, elle est bien pertinente. « Toutes les industries de la Défense restent discrètes à ce propos car elles ne veulent pas dévoiler leur état d’avancement sur certains projets. Mais elles savent que les premières qui auront des solutions en accord avec les principes ESG décrocheront les marchés. Donc l’enjeu est crucial« , termine-t-il.

Alors si la « taxonomie » de cette industrie est difficilement conjugable de prime abord avec ces critères, une évolution dans ce sens est nécessaire. « Bien sûr que l’utilisation d’un F-35 explose tous les critères en matière de neutralité carbone. Mais est-ce qu’on peut se passer de ces capacités militaires ? Non. Il faut, par contre, éviter les dépenses inutiles et trouver un juste milieu« , termine, à ce propos, Hugues Bayet.