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Dans les rues de Kharkiv, la dérussification est en marche: « Ma fille ne parlera jamais russe »

Par contraste, Oleksandr Hryanyk tient à montrer, à l’étage, la salle de classe qui a le plus souffert des hostilités. Deux statuettes de ballerines dressées sur une étagère poussiéreuse sont les derniers vestiges du mobilier et du matériel pédagogique écrasés par les linteaux de béton tombés du plafond. “On enseignait la langue russe, ici”, commente le directeur avec malice. “Voilà notre école dérussifiée… par les Russes eux-mêmes.”

Renommer près d’un cinquième des rues

Un état d’esprit répandu dans la grande métropole du nord-est, dont les quelque 1,5 million d’habitants, principalement russophones, entretenaient, il y a encore peu, des liens intimes avec le voisin russe. Les économies régionales étaient imbriquées, les histoires communes et les familles mixtes. Une proximité que la première agression russe, à partir de 2014, n’avait pas entamée. “L’invasion a constitué un choc existentiel pour la majorité des habitants, qui cherchent désormais à couper les ponts”, constate Maria Takhtaulova, historienne en charge des questions de toponymie pour l’Institut de la mémoire nationale. L’organisme avait déjà supervisé l’application de lois dites “de décommunisation”, adoptées en 2015. Celles-ci visaient à dissocier l’Ukraine contemporaine de l’héritage soviétique. “Il était clair, déjà à l’époque, que la décommunisation ne faisait que poser les jalons d’une décolonisation plus poussée. La société n’était cependant pas prête à aller plus loin.”

Par “décolonisation”, Maria Takhtaulova vise une prise de distance avec les vestiges des politiques impériales appliquées par les régimes tsariste, soviétique mais aussi russe depuis 1991. “À Kharkiv, les noms de plus de 500 rues, sur un total de 3150, sont en lien avec l’histoire militaire, la culture ou la géographie, poursuit l’historienne. Cela veut dire que les Ukrainiens continuent de vivre dans le même espace mental que les Russes. Ce n’est évidemment plus acceptable. Des comités de quartier ont été créés pour définir de nouvelles appellations, afin que les habitants s’impliquent.”

Un processus long et complexe, comme l’a démontré l’expérience de la décommunisation, qui se trouve désormais encadrée par une loi sur la “décolonisation de la toponymie”. Soumise au Parlement en avril 2022, elle a été promulguée tardivement par Volodymyr Zelensky, en mars. “Beaucoup d’Ukrainiens ont pris les devants, remarque Maria Takhtaulova. Sur les 56 communautés de communes que compte la région, plus d’une vingtaine avaient renoncé aux noms de rues russes avant même la promulgation de la loi.”

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Pouchkine, plus qu’un poète…

À Kharkiv, l’avenue “de Moscou” est déjà renommée en l’honneur des “Héros de Kharkiv”. Le parc “Gorky” vit ses derniers jours, de même que la rue et la station de métro “Pouchkine”. Le buste du poète romantique, dans le centre-ville, a déjà été escamoté en novembre et placé en lieu sûr. “Au moins, pour Pouchkine c’est clair, commente Natalya Zoubar, une militante locale des droits de l’homme. Les Russes l’ont utilisé comme un symbole de leur ‘monde russe’, bien plus qu’en hommage à l’œuvre ou à la vie de Pouchkine.”

Et de rappeler la statue du poète érigée en 2019 à Damas, une ville sans aucun lien avec Alexandre Pouchkine, après le succès de l’intervention militaire en soutien à Bachar al-Assad. En Ukraine, une étude de texty.org comptabilisait 594 artères urbaines dédiées à Pouchkine à travers le pays, soit plus que les 587 nommées d’après Lesya Oukraïnka, poétesse ukrainienne féministe d’avant-garde de la fin du XIXe siècle. “Pouchkine est un marqueur spatial”, confirme Maria Takhtaulova.

Ce qui n’implique pas que les contours de la dérussification soient aisément définissables. À Kharkiv, dans le prolongement du piédestal où se tenait le buste de Pouchkine, on trouve un monument à Nikolaï Gogol ou, dans sa translitération ukrainienne, Mykola Hohol. Né dans ce qui est aujourd’hui le centre de l’Ukraine, l’écrivain s’est largement inspiré de ses terres natales tout en faisant carrière en russe à Saint-Pétersbourg et Moscou. Son héritage est aujourd’hui revendiqué par les deux pays. Le monument est intact, protégé des bombardements par des sacs de sable.

On ne peut pas tout jeter au caniveau, s’enflamme l’architecte Maksym Rosenfeld. En particulier pas les œuvres d’art. Ces deux bustes sont les créations du grand sculpteur odéssite Boris Edwards, d’origine anglaise. Il faut les préserver tout en repensant leur présentation au public.” Ainsi en va-t-il de la statue en bronze d’un cosaque zaporogue ukrainien marchant gaiement, main dans la main, avec un Strelets “tireur” de Moscou. Maksym Rosenfeld insiste pour “protéger cette œuvre d’art”. Mais pour ce qui est de la pertinence de son emplacement, à l’entrée d’un pont du centre-ville, “la question ne s’est tout simplement pas encore posée. Je crois que la municipalité a d’autres chats à fouetter depuis le 24 février 2022…”

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Protéger les russophones en les bombardant

De toutes les manières, la dérussification s’est déjà opérée dans les têtes des Ukrainiens”, tranche Natalya Zoubar, assise à l’un des cafés du centre commercial Nikolsky. Détruites par un bombardement au printemps 2022, ses allées désormais immaculées résonnent des conversations enjouées des badauds. L’annonce d’une alerte aérienne, la cinquième de la journée, ne provoque qu’un agacement mutin, accompagnant une lente descente vers les étages inférieurs. “Les Kharkiviens se sentaient liés à la Russie mais n’ont jamais voulu devenir Russes. C’est ce que l’envahisseur n’a pas compris. Et sa surprise a été de taille…”

Partir n’a jamais été une option”, raconte avec détachement Dmytro Kabanets, jeune entrepreneur de Kharkiv. Fuir semblait pourtant raisonnable, fin février 2022, compte tenu de la grossesse avancée de son épouse. “Si tout le monde partait, nous abandonnions la ville aux Russes. C’était inimaginable. Alors nous sommes restés. Aux pires heures des bombardements, je me suis réfugié dans la prière… et ça a marché.” Sans pour autant rester passif. Dmytro Kabanets a ouvert deux cafés et en prévoit un troisième, preuve de cette détermination de la population à poursuivre une vie active.

De plus, Dmytro Kabanets a “renoncé à la langue russe, pour de bon”. Dans son café comme dans d’autres lieux publics, le russe reste pratiqué et accepté. Mais la part de l’ukrainien dans les conversations est ostensiblement croissante. Selon l’Institut international de sociologie, 58 % des citoyens du pays utilisaient en 2022 l’ukrainien de manière exclusive ou majoritaire dans leurs échanges quotidiens, contre 49 % en 2017. La part correspondante pour la langue russe est tombée de 26 % à 15 %, sur la même période.

Des données toutes relatives dans un profondément multilingue, qui soulignent toutefois une tendance de fond. “C’est un choix qui a longtemps relevé de l’intime, analyse Dmytro Kabanets. Mais face à l’agression russe, c’est politique. Poutine dit qu’il nous bombarde pour mieux défendre les russophones ? Et bien il peut m’enlever du lot !” Le jeune homme se retourne pour saisir sa fille, aujourd’hui âgée de plus d’un an. “Il peut nous enlever tous les deux du lot, d’ailleurs… Ma fille ne parlera jamais russe.”

“Comme la culture allemande en 1941”

Même son de cloche à l’école secondaire n°62. Le quartier qu’elle sert est structuré autour d’un institut de recherche nucléaire, un secteur traditionnellement russophone de par son développement à l’époque soviétique. Pourtant, “les parents d’élèves ont voté à l’unanimité pour l’abandon de l’enseignement de la langue russe”, annonce Oleksandr Hryanyk. Une décision couplée à une loi promulguée le 22 juin par Volodymyr Zelensky, qui interdit l’importation de livres publiés en Russie, en Biélorussie ou dans les territoires ukrainiens occupés. Un texte qui a fait débat. Les ministères de la Justice et des Affaires étrangères ont déconseillé son adoption et recommandé son examen par la Commission européenne afin de déterminer si elle n’enfreint pas les conditions d’adhésion à l’UE.

C’est extrêmement difficile de trouver un équilibre entre protection de notre espace culturel et ce qui pourrait s’apparenter à de la censure”, commente Oleksandr Hryanyk, contemplant une pile de livres sauvés de la bibliothèque en ruines. Les ouvrages en russe finiront dans des cartons d’archive. La décision des parents d’élèves lui pose aussi le défi concret de trouver des enseignants d’autres langues vivantes, alors qu’une grande partie de ses professeurs ont quitté Kharkiv. “Il était plus facile de trouver une enseignante russophone qu’une germanophone, c’est sûr… Mais c’est le choix qui s’impose. La culture russe aujourd’hui, c’est comme l’allemand en 1941. Une culture proscrite. Il faudra des générations pour que l’on se reparle normalement…”

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