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Séries Mania : Lisa Joy, créatrice de « Westworld » et « penseuse romantique »

« Si je suis ici, c’est pour regarder des séries, mais aussi pour faire du shopping et me taper des andouillettes », a prévenu Lisa Joy, présidente du jury de la compétition internationale de Séries Mania 2023, lors d’une conférence de presse samedi au Théâtre du Nord à Lille. La cocréatrice de Westworld s’est aussi confiée sur son parcours ce mardi lors d’une masterclass passionnante. Fait encore trop rare à Hollywood pour une femme, Lisa Joy est tout à la fois scénariste, productrice, réalisatrice, et showrunneuse. Portrait de celle qui se définit comme une « penseuse romantique et lyrique ».

« C’est un tel honneur d’être ici », lance la présidente du jury, qui estime qu’il « n’y a pas de mesure objective de la qualité ou de la valeur » d’une série. Et d’ajouter : « Pour moi, c’est un plaisir de voir ces œuvres, d’apprendre de ces nouvelles voix incroyables, d’apprendre de mes camarades de jury qui sont intelligents et fabuleux. »

« Je me suis toujours sentie comme une outsider »

Lisa Joy a grandi aux Etats-Unis dans le New Jersey, d’une mère taïwanaise et d’un père britannique. « Je n’écris pas des choses qui sont directement autobiographiques, mais je pense que le genre dans lequel je travaille est une métaphore de votre paysage interne, de ce que vous ressentez. C’est une façon d’explorer cela de façon plus universelle », raconte-t-elle.

De Pushing Daisies en passant par Westworld jusqu’à Périphériques, les mondes de Flynne, Lisa Joy s’est spécialisée dans la science-fiction. « Si j’ai gravité autour de la SF, c’est parce que lorsque vous êtes un immigrant dans un pays, vous n’avez pas les mêmes références culturelles que les autres… A la maison, on parlait chinois, on ne mangeait pas de nourriture américaine et on n’avait pas les mêmes coutumes. Je me suis toujours sentie comme une outsider, quelqu’un de l’extérieur », confie la scénariste. Et de préciser : « Ce n’est pas une coïncidence si je me suis tourné vers les robots dans mes histoires, qui regardent les choses à distance, avec un point de vue un peu extérieur. »

« Ma seule et unique chance de devenir scénariste »

La brillante Lisa Joy a fait des études de droit à Stanford et à Harvard, les deux berceaux des cerveaux de la Silicon Valley. Endettée comme bon nombre d’étudiants américains, elle doit « attendre pour faire ce saut vers l’écriture » et commence à travailler dans un énorme cabinet de conseil à Los Angeles au service d’entreprises de la tech. « Entretemps, j’ai appris et absorber le monde de différentes manières », philosophe-t-elle.

Alors qu’elle prépare le barreau de Los Angeles, elle écrit un script spéculatif d’un épisode de Veronica Mars qui attire l’attention de Bryan Fuller, le showrunneur de Pushing Daisies, un drame de science-fiction qui suit Ned, un pâtissier qui réveille et rendort les morts, qui a régalé les spectateurs d’ABC de 2007 à 2008. « Je savais que c’était ma seule et unique chance de devenir scénariste, parce qu’une fois que j’aurais commencé ma carrière d’avocate, je n’aurais plus le temps d’écrire. »

« J’ai toujours été timide et nerveuse »

Prête à tout pour conter des histoires, Lisa Joy fait parvenir son manuscrit avec une fausse lettre de recommandation d’un agent. « Personne n’y a cru, parce que ce n’est pas comme cela que cela fonctionne. Mais Bryan Fuller a lu le scénario et m’a engagée sur cette base-là », rit-elle.

A 30 ans, au grand dam de sa mère, elle plaque sa prometteuse carrière dans le droit pour se consacrer à l’écriture. « J’ai toujours été timide et nerveuse avec des gens autour de moi. Écrire des histoires dans mon esprit, c’était avoir une fausse discussion où je serais beaucoup plus courageuse », confie la scénariste.

Sa formation juridique l’aide en tant que productrice. « Tout le monde pense que les artistes sont un peu dingues et illogiques, cela fait partie de la mystique de l’auteur, et quand vous êtes une femme, on pense que vous êtes hystériques. Avoir des bases extrêmement solides en affaires et en droit m’a permis d’éviter ces choses auxquelles les femmes doivent faire face », se réjouit-elle.

« Si tu fais remonter cette plainte, tu ne bosseras plus ! »

Après Pushing Daisies, Lisa Joy participe à Burn Notice, une série qui suit un ancien espion sur liste noire. « C’est difficile de gagner sa vie en tant que scénariste. Pushing Daisies était extraordinaire et féminin. Mais j’ai toujours aimé l’action. Faire de l’action à petit budget a fait partie de ma formation de productrice », explique-t-elle.

Une expérience qui n’a pas toujours été facile. « J’étais la seule femme dans le pool de scénaristes. C’était très difficile, c’était avant #Metoo. Je me suis plainte une fois auprès de mon agent et il m’a répondu à l’époque : « Si tu fais remonter cette plainte au studio, tu ne bosseras plus jamais !” J’ai appris à encaisser et j’ai perdu mes illusions pendant un moment », relate-t-elle.

Elle trouve le soutien d’autres femmes dans l’industrie. « On se demandait si seuls les méchants gagnaient à Hollywood. La réponse est que Hollywood est agnostique sur ces questions, vous avez autant de chances de réussir en étant gentil que méchant ! »

« Je n’avais pas vu le film “Westworld” »

Le 31 août 2013, HBO commande un épisode pilote d’une série télévisée adaptée du film Westworld, écrit et réalisé en 1973 par Michael Crichton. Aux manettes, Lisa Joy et son époux, Jonathan Nolan. « Je n’avais pas vu le film quand j’ai accepté de faire cette série », avoue-t-elle.

Et de raconter : « Jonathan (Nolan), mon mari et co-showrunneur, avait vu le film et JJ Abrams, le producteur, lui a dit qu’il avait les droits et qu’il pouvait l’adapter. Jonathan a d’abord dit “non”. Selon lui, il n’y avait rien à en faire. Il voyait cela comme une sorte de Croisière s’amuse. Tout ce que je savais, c’était que c’était un western avec des robots. »

« On a échangé des SMS toute la nuit »

La scénariste se met à y réfléchir plus sérieusement. « C’est ce qu’il y a de bien, quand vous écrivez avec votre mari, c’est que vous pouvez échanger avec lui en permanence. On venait d’avoir un bébé qui dormait dans notre chambre, alors pour ne pas réveiller, on a échangé des SMS toute la nuit sur la façon dont on pourrait adapter ce film de notre perspective », explique-t-elle.

Lisa Joy commence à s’intéresser au genre western, et n’apprécie pas la façon dont les femmes y sont traitées. « Je me suis dit que ce serait intéressant d’explorer leurs histoires, à ces femmes et de renverser l’affaire. C’est comme cela que cela a commencé. J’ai poussé Jonathan pour qu’on le fasse ! », déclare-t-elle.

« Comme un petit robot quand il s’agit d’intrigue »

« Je suis comme un petit robot quand il s’agit de mettre l’intrigue en place », s’amuse Lisa Joy. Afin de préparer le pilote, le couple de showrunneurs utilise un tableau blanc, rapidement recouvert de post-it et de morceaux de ficelles. « Toute la méta arche de la saison 1 était là », s’exclame-t-elle.

Et de résumer la problématique de sa série culte : « Le concept se prête à un examen existentiel, c’est la volonté face au destin. Il y a aussi cette idée, devenue très populaire dans la Silicon Valley, qu’on vit dans la simulation. Intellectuellement, c’est une question intéressante », analyse-t-elle.

« “Westworld” fait partie de la culture collective »

Le 5 novembre 2022, HBO annonce l’annulation de la série, en dépit de la volonté de ses créateurs de réaliser une cinquième et dernière saison : « Être scénariste à Hollywood, c’est synonyme de connaître le rejet. Ce n’est pas le premier et ce ne sera pas le dernier. Cela arrive. Après, ces personnages et cette histoire continuent de vivre en moi et d’évoluer dans mon esprit. Ils ne sont plus à moi, mais sont en interaction avec tous ceux qui ont qui ont vu la série, qui fait partie de la culture collective. »

A l’instar de la conclusion de Westworld, Lisa Joy fonde peu d’espoirs sur l’avenir de l’humanité : « Les gens veulent que l’IA nous détruise, mais il n’y a pas besoin d’attendre l’IA, notre destruction est imminente sans l’IA », déplore-t-elle.

« Les souvenirs, la mémoire m’ont toujours intéressé »

Dans cette masterclass, la créatrice s’est longuement exprimée sur la mémoire, les souvenirs et les réminiscences, thème majeur de son œuvre. « Les souvenirs, la mémoire m’ont toujours intéressé. Au fond de moi, je suis une penseuse romantique et lyrique », analyse-t-elle.

Et de poursuivre : « La mémoire m’intéresse, tout comme la question de l’identité. Qui sommes-nous ? Quand on regarde le passé, que voit-on ? Se souvient-on du passé de manière détaillée et précise comme le ferait un ordinateur ? Non, nous voyons par le prisme de la mémoire et de ce que disent les gens (…) Nous sommes tous des narrateurs et des narratrices », considère-t-elle.

« Je ne suis pas une gameuse »

Un thème que l’on retrouve dans l’adaptation d’un excellent roman de William Gibson (le père du cyberpunk) qu’elle produit, Périphériques, les mondes de Flynne. Une série qui fait partie du deal conclu par Lisa Joy et Jonathan Dolan, son mari et collaborateur (qu’elle a rencontré sur le tapis rouge de Memento, ça ne s’invente pas !) avec Amazon Prime Video.

Dans le cadre de ce contrat, la productrice prépare actuellement l’adaptation très attendue du jeu vidéo Fallout, une œuvre de SF, ancrée dans la promesse du progrès technologique, mais aussi dans la crainte de l’anéantissement nucléaire. « Je ne suis pas une gameuse. Je suis si mauvaise que lorsqu’on me donne une manette, je m’effondre… Je suis incapable de survivre dans un jeu vidéo » rit-elle. Un comble pour cette artiste dont l’œuvre questionne si bien notre rapport aux technologies !