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« Retranscrire, c’est notre mission » : En Ukraine, les peintres ne raccrochent pas leurs pinceaux

Son bichon dans un bras, Alina Kosenko ouvre la porte vitrée de la galerie qui porte son nom. La jeune femme souriante a ouvert cette structure à Boutcha, dans la banlieue de Kiev, il y a un an et demi. Six mois jour pour jour avant l’invasion russe. « J’ai laissé partir tout le personnel le 26 février [2022]. Quand je suis rentrée chez moi, le 28, j’ai croisé des blindés détruits et j’ai décidé de fuir », se souvient-elle. La peintre se réfugie ensuite en Lituanie grâce à un corridor d’évacuation. Abandonnant derrière elle sa galerie fraîchement ouverte et toutes les œuvres qu’elle abritait.

« Au début, en Lituanie, je ne savais pas quoi faire. Pourquoi vivre quand tout ce que j’avais créé, tout ce que j’avais construit risquait d’être entièrement détruit ? », se remémore-t-elle. « En temps de guerre, certains artistes sont galvanisés tandis que d’autres sont en état de choc, de sidération », souligne l’historien Fabrice d’Almeida. Un choc qui a traversé Victoria Vladimirska, une jeune peintre qui expose dans la galerie Kosenko. « Les trois premiers mois, je me suis énormément interrogée sur l’importance de l’art face aux atrocités de la guerre », confie-t-elle. D’autant que les conditions de vie des artistes sont chamboulées par la guerre.

Boire de l’eau ou peindre avec

« Les premiers jours sous occupation, j’ai peint Unbreakable dans le sous-sol de la galerie mais il y a eu des coupures d’eau. J’ai dû choisir entre boire et utiliser de l’eau pour peindre », explique Alina Kosenko. « Le quotidien des artistes devient parfois extrêmement difficile en temps de guerre », abonde Fabrice d’Almeida. « Parmi les artistes de la Seconde Guerre mondiale, certains ne pouvaient pas travailler à cause du froid. Comment tenir un pinceau quand on a les doigts tétanisés par le gel ? », souligne l’historien. Alina Kosenko a laissé le tableau « inachevé » en fuyant l’Ukraine. « J’ai cru qu’il n’était pas terminé mais, après réflexion, j’ai décidé de lui laisser ce regard vide. Ce sont les yeux des rêves perdus, des projets détruits », estime l’artiste. Elle a fait une série sur les femmes qu’elle a appelée « Insoumises » pour rendre hommage aux femmes qui s’engagent comme volontaires, comme médecins et à toutes les mères.

Victoria Vladimirska, artiste-peintre, devant ses tableaux dans la galerie Kosenko à Boutcha, en Ukraine.
Victoria Vladimirska, artiste-peintre, devant ses tableaux dans la galerie Kosenko à Boutcha, en Ukraine. – Diane Regny

Les bénéfices de la vente de ces tableaux reviennent à l’armée ukrainienne. Victoria Vladimirska a aussi fini par dépasser le choc de la guerre. « Quand j’ai accepté la guerre, j’ai ressenti le besoin de montrer », explique la peintre qui a créé une série d’œuvres en noir et blanc dont certaines montrent son pressentiment avant la guerre. « Durant ces trois mois où je n’ai pas touché un pinceau, mes émotions se sont accumulées. Retranscrire, c’est notre mission en tant que peintre », estime la jeune femme. « En Ukraine, on observe la poursuite de la dimension héroïque de la peinture de guerre et l’utilisation de l’art comme un outil de mobilisation, une pratique qui est née à partir des années 1920-1930 », analyse Fabrice d’Almeida.

« Montrer ce qu’il se passe chez nous »

« Les artistes sont des témoins. Pratiquement depuis la naissance de l’art, on leur a demandé de documenter les images de guerre, note Fabrice d’Almeida. La peinture est traditionnellement associée à la guerre. A Florence, on peut voir les grandes batailles immortalisées par les peintres de la Renaissance. Mais on pourrait remonter encore plus loin avec les grandes fresques de Babylone. Depuis l’antiquité, on a eu des artistes aux armées. » En Ukraine, le gouvernement ne paye pas de peintre ou de musicien pour détendre les soldats ou immortaliser à coups de pigments l’horreur de la guerre. Mais de nombreux créateurs se rendent d’eux-mêmes au front. « 75 % des travailleurs culturels sont restés dans le pays malgré la guerre », souligne Oleksandr Tkachenko, le ministre de la Culture.

Ces créateurs se sentent concernés et, souvent, bouleversés par la guerre. Après sa pause de trois mois, Victoria Vladimirska a peint sur Marioupol, touchée par la destruction brutale de cette ville portuaire où de nombreux soldats ukrainiens ont tenu l’usine Azovstal assiégée, devenant des symboles du courage ukrainien. En peignant un immeuble entièrement ravagé, la peintre explique avoir « eu un arrière-goût de brûlé dans la gorge ». Retranscrire le courage, la souffrance, l’horreur à travers l’art, c’est l’objectif des expositions de la galerie Kosenko tout en permettant « d’encourager et de détendre les gens » détaille sa galeriste. Lors de l’occupation, la structure avait été pillée de son système son et de ses appareils numériques. Les vitres avaient été brisées. Elle s’est à présent reconstruite et adaptée. « Le contenu de nos expositions a changé », admet Alina Kosenko. Le 24 août, au 32e anniversaire de l’indépendance du pays, la galerie présentera une exposition intitulée « Stop war ». Pour « continuer à montrer ce qu’il se passe chez nous ».