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“Il faut réconcilier les populations précarisées avec la transformation écologique, qui doit être un levier de justice sociale”

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Cet éminent académique s’était essayé en 2019 à la politique, figurant à la troisième place sur la liste d’Ecolo pour les élections européennes, mais le parti n’avait obtenu que deux sièges. Dans un entretien accordé à La Libre, il se dit prêt à tenter à nouveau l’aventure – dans le refus “de la culture de la petite phrase” qui caractérise la politique. Car c’est au niveau de l’Union européenne, que “les vrais changements peuvent s’opérer”, à ce moment charnière de notre histoire, juge-t-il.

Le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres alerte sur la “situation dramatique” des pays en développement, alors qu’on assiste à une crise inédite du pouvoir d’achat. Comment peut-on y réagir ?

Nous défendons depuis dix ans la proposition d’un fonds mondial pour la protection sociale, pour financer la protection sociale dans les pays du Sud. 78 milliards de dollars annuels suffiraient pour que toute la population des pays à faible revenu (711 millions de personnes) soit couverte de la naissance à la mort (congés maternité, allocations familiales, chômage, retraites…) Ce montant est mobilisable. Ça représente un peu plus de 50 % de l’aide au développement des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) et 0,3 % du produit national brut des pays riches. Nous avons obtenu un engagement des gouvernements en ce sens, qui prennent conscience de l’enjeu. La protection sociale peut être un investissement extrêmement rentable. Par exemple, 1 euro investi pour réduire la pauvreté infantile peut produire un retour sur investissement de l’ordre de 1 à 10. Car l’enfant va rester plus longtemps à l’école, obtenir un emploi mieux rémunéré, etc. De plus, la pauvreté, l’absence de perspectives pour les jeunes, c’est un terreau fertile pour le radicalisme. On le voit dans la région du Sahel. La protection sociale, c’est aussi répondre à l’enjeu écologique, qui passe par une croissance démographique maîtrisée, via l’investissement dans l’éducation des femmes.

De manière générale, en quoi la situation mondiale actuelle nous pousse-t-elle à repenser notre système économique ?

Jusqu’à présent, on tentait de relever tous les défis par la croissance économique. Celle-ci est censée permettre, par la combinaison d’impôts et de redistribution, de lutter contre la pauvreté. L’augmentation des revenus permettrait aussi d’investir dans la transition écologique. Or la croissance s’écrase sur le mur des limites planétaires. De plus, au nom de la croissance économique, on a fait des choix pour la libéralisation du commerce, la recherche d’économies d’échelle, de chaînes mondiales d’approvisionnement. Des choix qui ont conduit à l’augmentation des inégalités.

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Et à un problème de souveraineté…

C’est la deuxième grande évolution. La mondialisation économique sur laquelle on a tellement misé depuis 1989 jusqu’à la crise financière de 2008-2009 montre ses limites, dans le contexte d’un monde plus multipolaire, avec des régions plus instables, à l’égard desquelles pourtant notre dépendance s’est accentuée. Il y a une prise de conscience quant à la nécessité de reconquérir une souveraineté dans les domaines comme l’énergie, la santé, l’alimentation. Ce discours est nouveau. On entend Janet Yellen, la ministre des Finances américaine, dire qu’il faut aller vers le friend-shoring, donc vers la construction de chaînes d’approvisionnement avec des pays amis, dont ceux d’Europe. Pour que la mondialisation soit davantage régionalisée. Pour bâtir des systèmes plus résilients parce que moins otages d’évolutions géopolitiques. On sort d’un modèle qui nous a habités pendant 40 ans. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est la reterritorialisation des chaînes d’approvisionnement, la relocalisation de l’économie, les chaînes courtes. Voilà le nouveau paradigme sous lequel on doit réfléchir à la transformation écologique et sociale.

Par ailleurs, j’ai plaidé depuis des années pour intégrer des conditions sociales et environnementales dans nos politiques commerciales. Les Etats membres se sont accordés sur la taxe carbone aux frontières. Il faut aller plus loin, faire la même chose pour les droits sociaux, pour favoriser l’accès au marché de l’UE aux pays et entreprises qui respectent les normes de l’Organisation internationale du travail. La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, que la Commission a proposée en 2022, sera un pas important dans cette direction.

Réduire les échanges internationaux, n’est-ce pas réduire l’influence de l’UE ? Au dernier sommet européen, les États membres ont exprimé la volonté de finaliser et multiplier les accords de libre-échange, pour renforcer notre poids géopolitique.

Les accords de libre-échange répondent encore au logiciel du XXᵉ siècle. Ils profitent surtout aux entreprises de grande taille, capables de réaliser des économies d’échelle, de contrôler les complexes chaînes d’approvisionnement. Or, en Belgique par exemple, l’essentiel de l’activité économique, ce sont des petites entreprises. Il s’agit non pas de réduire les volumes de commerce, mais d’arrêter de vouloir toujours les augmenter dans une quête d’accélération permanente. Je m’inquiète des conséquences politiques d’une mondialisation non maîtrisée qui conduit les gens au désespoir. L’économiste Branko Milanovic montre que si elle a permis l’émergence d’une classe moyenne en Asie du Sud, en Chine en particulier, les populations les plus pauvres ont été laissées de côté. Et dans les pays riches, un nouveau précariat voit le jour, victime de la mondialisation et de la robotisation. Ce sont ces groupes qui, aux États-Unis ont voté pour Trump ou qui ont soutenu le Brexit. Ceux qui ont vu leurs revenus stagner, qui se sentent déclassés, redondants. La mondialisation a été au service des élites les mieux positionnées pour capter les opportunités qu’elle offre.

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La guerre en Ukraine force l’UE à se bâtir une souveraineté énergétique et à accélérer le développement d’énergies renouvelables. Sommes-nous enfin sur la bonne voie ?

Jusqu’à présent, les énergies renouvelables (éolien, solaire, hydroélectrique…) n’ont pas vraiment remplacé les énergies fossiles dans le mix énergétique. Elles se sont ajoutées sans qu’on réduise notre dépendance à l’égard du pétrole et du gaz. Donc, l’innovation ne suffit pas, il faut aussi de l’ »ex-novation »: sortir de ce dont nous sommes encore prisonniers. C’est la raison pour laquelle nous promouvons l’idée d’un traité de non-prolifération des énergies fossiles. Six États du Pacifique, le 17 mars dernier, ont annoncé former une alliance en faveur de ce traité, qui vise à imposer des engagements de sortir des énergies fossiles. C’est l’angle mort des politiques climatiques aujourd’hui. D’ailleurs, l’UE, pour pallier la réduction des importations de gaz russe, importe du gaz naturel liquéfié des États-Unis ou d’ailleurs. Elle accepte d’utiliser du gaz obtenu par des techniques de fracking (fissuration de la roche par le moyen d’une injection de liquide à haute pression, NdlR) interdites chez nous. Un des problèmes de la gouvernance européenne, c’est que quand on va de crise en crise, on gère l’urgence, mais on risque de perdre de vue le long terme.

Les élections européennes arrivent donc à un moment clé. Quel projet, quel défi vous motive à vous porter à nouveau candidat ?

Aujourd’hui, quand on parle de transformation écologique dans les quartiers défavorisés, c’est inaudible. On n’a pas réussi à réconcilier les plus précarisés avec la transformation écologique. Parce qu’on n’a pas fait participer ces gens à la définition des solutions. On n’a pas suffisamment valorisé leurs compétences. Alors que ce sont eux, elles, les experts, les expertes de la réparation, du recyclage, de la réutilisation et du partage. On doit arrêter de les culpabiliser ou d’imposer des changements d’en haut. De plus, il existe des mesures possibles qui sont à triple dividende: qui peuvent réduire l’empreinte écologique, créer des emplois (notamment faiblement qualifiés, dans l’économie circulaire, les énergies renouvelables, etc.) et proposer des biens et services à prix abordables. La transition écologique peut devenir un levier de justice sociale. Par exemple, si on investit dans les transports en commun, on n’a plus besoin de voiture individuelle, ce qui est bon pour des ménages précarisés. Même chose si on investit dans l’isolation des bâtiments, qui fait baisser la facture de chauffage.

L’échec à présenter la transition écologique de cette manière risque-t-il d’affecter les résultats électoraux des Verts ?

L’écologie politique ne se limite pas à une préoccupation environnementale. Sa dimension démocratique me tient très à cœur. Cela fait trois ans que je travaille sur la pauvreté et que je constate un gouffre énorme entre le vécu des gens et le discours perçu comme élitiste et technocratique des politiques. Il s’agit de combler ce gouffre et éviter qu’augmente le ressentiment qui fait le lit des populismes. L’écologie politique doit relever ce défi. Il faudrait par exemple étudier l’idée du du Parlement des invisibles lancé il y a 30 ans : un forum où des gens dont l’expérience n’est pas valorisée par les politiques puissent faire valoir leur point de vue.