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Réintégration des athlètes russes : L’escrime tente sa chance mais fâche beaucoup de monde en interne

Partie de cache-cache géant au sommet du sport mondial sur la question brûlante du moment : faut-il réintégrer les Russes et Biélorusses aux compétitions internationales, quitte à risquer de leur ouvrir la porte des JO de Paris 2024 ? Le Comité international olympique (CIO) le recommande timidement, et sans trancher sur la problématique de la participation aux JO, une décision qui sera prise « au moment approprié ».

En attendant la date mystère, l’instance dirigée par Thomas Bach renvoie la patate chaude aux fédérations internationales et organisateurs de compétitions, à qui revient la responsabilité première d’inviter ou pas les sportifs des deux pays. En suivant, bien sûr, les fameuses recommandations, décryptées mercredi par la ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra. « Aujourd’hui, il n’y a pas de solution pour un régime de neutralité viable s’agissant des sports d’équipe. Ils n’ont aménagé des éventualités que pour les sportifs individuels. Ils ont ensuite rappelé qu’il ne pouvait y avoir aucune participation d’un athlète russe même sous bannière neutre qui aurait de près ou de loin soutenu la guerre menée par la Russie en Ukraine. […] Quoi qu’il arrive on est sur un régime sans hymne, sans possibilité de porter un drapeau, cette exigence est majeure. »

L’escrime avait anticipé

Sera-t-elle suivie par l’escrime ? Le 10 mars, à l’occasion d’un congrès extraordinaire organisé compte tenu de l’imminence des qualifications pour les JO 2024 (à partir du 3 avril), la fédération internationale d’escrime (FIE) avait devancé le CIO, en se prononçant à 65 % en faveur d’une réintégration des Russes et Biélorusses. Selon ses propres règles. Leur retour se fera ainsi sous bannière neutre, mais aussi avec les équipes. Selon le président de la fédération française d’escrime, Bruno Gares, le Comex de la FIE se réunira (également) le 3 avril pour décider des suites à donner au speech de Thomas Bach et procéder à d’éventuels ajustements.

 Le but sera de voir si le Comex [dont M.Gares fait partie] suivra à 100 % les recommandations du CIO, dit-il à 20 Minutes. Il peut très bien décider de prendre une partie du texte et pas l’autre. Un groupe de travail se penche déjà sur la question. »

Pour l’heure, la décision ne satisfait guère que le patron de la fédé russe, Ilgar Mamedov, heureux ce « premier pas ». En avant pour les Russes, en arrière pour l’Ukraine, qui n’a pas tardé à pointer du doigt une décision « injuste » et annoncer le boycott des compétitions où tireront les amnistiés. C’est-à-dire potentiellement toutes à partir de la mi-avril. Le bruit court en effet que toute fédération envisageant d’interdire la participation d’athlètes russes et biélorusses à des compétitions internationales sera sanctionnée et verra son épreuve annulée, qu’elle le veuille ou non. « Les Ukrainiens ont dit adieu aux Jeux, regrette ainsi l’ancien fleurettiste Erwann Le Péchoux, signataire d’une pétition contre la réintégration des tireurs russes, en compagnie de 300 athlètes ou anciens athlètes. Ils se sont fait envahir, bombarder, ils sont victimes et en plus ils n’iront pas aux Jeux à cause de cette décision. »

Des épreuves annulées en Allemagne et au Danemark

L’épreuve de Coupe du monde de Poznan (Pologne, du 21 au 23 avril) est en théorie l’une des premières à devoir composer avec Russes et Biélorusses. Mais la fédération polonaise n’a aucune intention de laisser les fleurettistes des deux pays limitrophes fouler son sol. Elle se dit consciente de courir un risque sans « être au courant d’une décision quelconque [de la FIE] qui la priverait de l’organisation du tournoi. » En France, l’incertitude règne autour du Challenge Monal (19-21 mai), comptant aussi pour la Coupe du monde.

Les fédérations allemande et danoise ont déjà fait le choix de ne pas accueillir les épreuves prévues au calendrier mondial. « Nous prévoyons qu’il y aura du chaos lors des compétitions internationales, prévient le patron de la fédé danoise, Jan Sylvest Jensen. Car les escrimeurs refuseront probablement d’affronter des Russes et Biélorusses ». Moyennant un certain courage, tout de même. Tout le monde n’est pas prêt à s’asseoir sur de précieux points sur la route de Paris 2024 au nom de l’éthique. Le Péchoux, aujourd’hui entraîneur des Japonais :

Je serais pour qu’on boycotte tous, et que les instances se rendent compte qu’il n’y a plus personne. Sauf que je sais pertinemment que des gens et même des pays ne joueront pas le jeu. A part signer quelque chose ou apparaître sur une vidéo diffusée sur Insta qui va toucher 2.000 personnes, on ne peut rien faire d’autre. J’ai honte pour mon sport. Je suis abattu et énervé. »

Le poids de la Russie à la FIE

Mais certainement pas surpris. La Russie, nation la plus titrée aux JO de Tokyo sous l’acronyme barbare ROC (8 médailles), occupe une place spéciale dans l’escrime, et vice-versa. On ne parle là pas (que) de sport : le patron du comité olympique russe est un ancien sabreur, Stanislav Pozdyakov. Surtout, la FIE a été dirigée par un Russe, Alisher Ousmanov, de 2008 à 2022. Engagé dans un 4e mandat, celui-ci ne doit sa mise en retrait qu’aux sanctions de l’Union européenne en raison de sa proximité avec Vladimir Poutine. Autrement, l’oligarque avait pris l’habitude de jouer les mécènes au sein de sa fédération, à hauteur de sommes qui se compteraient en millions d’euros. 

Le poids historique de la Russie au sein de la FIE a-t-il joué dans la tournure des événements ? « Certainement, ça joue, répond Bruno Gares. Mais il y a eu un vote, et on ne peut pas aller contre un système démocratique. Pour moi, le vote a été correct et on a perdu [la FFE a voté contre la réintégration des Russes]. Simplement, géopolitiquement, on voit bien que nous sommes faibles. » Le système à une voix par nation avantage toujours les puissants, quel que soit le sport.

Le sort des bretteurs russes, biélorusses et par extension ukrainiens n’est pas tout à fait scellé. Mais la marge de manœuvre laissée dans un premier temps par le CIO aux fédérations internationales entretient un flou qui pourrait coûter cher à tout le monde. « Le CIO joue la montre en espérant que ça s’arrête, théorise l’ancien fleurettiste français. Mais soyons réalistes, même si la guerre cesse, on ne pourrait pas voir les Russes et les Ukrainiens s’affronter aux Jeux. Les Ukrainiens ne pourront pas, du jour au lendemain, aller sur une compétition avec un Russe qui a soutenu son gouvernement et était potentiellement dans l’armée. Ça ne s’oublie pas vite, quelque chose comme ça. »

Reconnaissons au CIO de se trouver dans une position inconfortable face à une équation insoluble. Comme l’écrit sur Twitter le docteur en géopolitique et spécialiste de la Russie, Lukas Aubin, il s’agit soit de tourner le dos à l’Ukraine pour plaire aux Russes et leurs alliés tout en s’attirant les foudres de l’occident. Soit de priver la Russie de JO au risque de décevoir ses nombreux alliés asiatiques, africains et sud-américains – ces mêmes nations qui ont fait basculer le vote à la FIE. En ce sens, il apparaissait plus simple  pour le CIO de s’en remettre « aux principes  »onusiens » de non-discrimination des athlètes ou des individus à raison de leurs passeports et de leur nationalité » mentionnés par Amélie Oudéa-Castéra pour prendre une décision temporaire. Quitte à prendre clairement partie pour une réintégration des sportifs russes. Reste à savoir combien de temps tiendra la planque de Thomas Bach.