France

Police : Objectifs fixés, perte de sens du métier… La politique du chiffre peut « pousser à la faute »

Ce n’est pas une raison, mais peut-être une explication. Jeudi, au tribunal judiciaire de Bobigny (Seine-Saint-Denis), quatre policiers de la CSI 93 ont été jugés pour une série de bavures commises, en mai 2019, à l’occasion d’un contrôle d’identité qu’ils ont eu bien du mal à justifier. Deux hommes ont été frappés et arrêtés alors qu’ils n’avaient commis aucune infraction, comme l’ont montré les images de caméra de surveillance qui ont filmé la scène. A l’audience, Riahd B., le chef de l’unité « Alpha 2 », l’a reconnu : il subissait, à l’époque, la pression de sa hiérarchie, laquelle avait fixé des objectifs à atteindre. « Il faut ramener une quinzaine d’interpellations par mois pour être tranquille en tant que chef de groupe », a-t-il raconté à la barre. De là à penser que les deux parties civiles ont été victimes de la politique du chiffre, il n’y a qu’un pas.

L’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb avait pourtant sonné le glas de cette pratique en février 2018. « Mais dans les faits, elle existe toujours », explique à 20 Minutes Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat Unité SGP Police-FO. Des unités comme les Bac (brigades anti criminalité) ou les BTC (brigades territoriales de contact) « ont des objectifs d’interpellations à réaliser avant la fin du mois, fixés en fonction des particularités de leur circonscription. Et si elles ne les atteignent pas, on le leur dit », poursuit la syndicaliste. Conséquence : « On préférera toujours interpeller 20 consommateurs de cannabis plutôt qu’un dealer car, pour le chef de service, cela ne représenterait qu’une seule case remplie. »

« Tout le travail de police utile est abandonné »

Selon Linda Kebbab, le nombre d’interpellations réalisées est inscrit dans des tableaux, qui serviront à calculer le montant de la prime versée annuellement aux commissaires, appelée « indemnité de responsabilité et de performance ». Et les objectifs demandés suivent les lubies des gouvernements successifs. En ce moment, la priorité du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est de lutter contre les rodéos urbains et les trafics de stupéfiants. En septembre 2020, la hiérarchie policière, en Meurthe-et-Moselle et en Isère, avait fixé aux agents des objectifs chiffrés d’amende forfaitaire pour usage de stupéfiants à réaliser. Le ministère de l’Intérieur s’était défendu en expliquant qu’il ne s’agissait que d’ « initiatives locales ». « On va valoriser davantage des collègues qui interpellent un petit dealer de cité que ceux qui ont, par exemple, empêché un féminicide en intervenant rapidement sur des violences conjugales. Mais ça, on ne peut pas le mesurer », regrette Linda Kebbab.

La politique du chiffre, qui officiellement donc n’existe plus, « oriente l’activité policière non pas vers ce qui est utile pour garantir la sécurité des citoyens, mais vers ce qui peut rapporter des primes ou la satisfaction du ministre », observe également Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l’université de Cergy et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). « Tout le travail de police utile, c’est-à-dire le travail d’enquête long, est abandonné quand vous avez des indicateurs de performance. Sauf si ces indicateurs intègrent la qualité des enquêtes menées, ce qui n’est jamais le cas », souligne-t-il. Cela « induit une perte de sens du métier ». « Le fait de devoir soigner la communication du ministre en faisant une activité parfaitement inutile, ça n’améliore pas le sens qu’on peut trouver dans son activité. »

« Il y a une forme de perte de sens »

En ce moment, pas une journée ne passe sans que ne soit menée une opération anti-rodéo. « Cela fait perdre une demi-journée aux fonctionnaires, alors que les dossiers s’accumulent sur leurs bureaux. Et ce sont des dossiers un peu plus sérieux », souligne Olivier Cahn. Linda Kebbab complète : « Il y a une valorisation de l’action à l’instant T, c’est-à-dire de l’interpellation. Mais quel est le sens de cette interpellation ? » La syndicaliste signale aussi que pour atteindre les objectifs fixés, « les chefs de service mettent en concurrence des effectifs, des brigades, des groupes ». « Et ça, ça peut pousser un humain à la faute ».