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« Moscou utilise sa culture comme un instrument de guerre », dénonce le ministre de la Culture ukrainien

De notre envoyée spéciale en Ukraine, 

Le rendez-vous est pris, jeudi à 11h30 à Kiev. C’est au sein même du ministère de la Culture qu’Oleksandr Tkachenko recevra 20 Minutes afin d’évoquer l’art dans un pays en guerre. A l’entrée du ministère, les papiers sont vérifiés, le portique de sécurité passé. Pas de fouille mais un temps d’attente de circonstances pour rencontrer un ministre dont le téléphone « ne dort jamais ». L’assistante d’Oleksandr Tkachenko donnera le top départ de vingt-cinq minutes d’entretien avec un ministre rompu à l’exercice. Ici point de cravate, mais le hoodie à la Zelensky. Prolixe, Oleksandr Tkachenko déroule infos et éléments de langage entouré de livres. Sur la table de réunion, un ouvrage ukrainien traduit en français (subtilement) posé. Derrière son téléphone, les armoiries et les couleurs du pays. Et, face à 20 Minutes, un ministre qui évoque sans ambages le « plus grand pillage culturel de l’Ukraine » depuis la Seconde Guerre mondiale.

A quel point la guerre a-t-elle nuit à la culture ukrainienne ?

La guerre a tout chamboulé dans notre vie quotidienne et elle a assurément eu des conséquences sur la culture ukrainienne. Plus de 1.300 lieux culturels comme des musées, des théâtres, des librairies ou des églises ont été détruits depuis le début de l’invasion russe. L’Ukraine subit son plus grand pillage culturel depuis la Seconde Guerre mondiale. A cause de la guerre, on observe malheureusement une baisse de 30 à 50% des subventions locales à la culture, selon les régions et les difficultés auxquelles elles font face. Nous nous reposons beaucoup sur nos partenaires européens, nous ressentons leur soutien. Par exemple, la ministre de la Culture française, Rima Abdul Malak, s’est rendue à Kiev il y a un mois pour annoncer la création d’un fonds européen dévolu au cinéma. Malheureusement ce n’est pas suffisant, la culture ukrainienne a besoin de plus d’aide pour continuer à fructifier en temps de guerre.

Comment le monde de la culture fait-il pour faire preuve de résilience ?

Les acteurs culturels ukrainiens ont compris qu’ils avaient un rôle important à jouer. 75% des travailleurs culturels sont restés dans le pays malgré la guerre. Ils parlent d’une même voix et sont unis pour promouvoir la culture ukrainienne. De nouveaux projets continuent à voir le jour. Depuis le début de la guerre, 50 nouvelles pièces de théâtre ont été lancées et 3.000 évènements culturels comme des concerts ou des expositions ont été organisés en Europe. Nous avons observé une augmentation de 10% de la création d’œuvres ! 

De nombreux artistes se rendent d’eux-mêmes sur le front pour soutenir les forces ukrainiennes en organisant des évènements culturels comme des concerts. »

La Russie prétend que les cultures russe et ukrainienne ne sont qu’une seule et même culture. Qu’en pensez-vous ?

C’est le narratif du Kremlin. Ils prétendent que nous avons la même culture, le même peuple, la même histoire. Que l’Ukraine en tant que pays n’existe pas. C’est une conception stupide. Quand on se penche sur l’histoire, on constate que depuis des siècles, le Kremlin tente de détruire notre peuple. Depuis des siècles, les Russes se battent contre la culture ukrainienne qui est plus démocratique que la leur. Ils pillent des œuvres culturelles ukrainiennes, ce qui montre bien à quel point ils comprennent l’importance de notre culture. Les forces russes ont retiré les livres ukrainiens dans les zones occupées, notamment dans l’oblast de Kharkiv. C’est la preuve qu’ils souhaitent détruire la culture ukrainienne. Qu’ils veulent la nier.

Est-ce que votre rôle en tant que ministre de la Culture a évolué depuis le début de la guerre ?

Demandez à mon docteur ! (rires) Oui, mon rôle a évolué car je fais partie de la résistance. Mon téléphone ne dort jamais. Nous devons répondre à de nouvelles problématiques. Il faut soutenir l’art et les artistes ukrainiens, promouvoir la culture ukrainienne et combattre la propagande de Moscou. Nous avons réussi à réaliser de beaux projets comme l’envoi d’un million de livres aux enfants ukrainiens qui ont fui la guerre, dans le pays comme à l’étranger. Au début de la guerre, nous avons lancé le projet  »le télémarathon » qui a réuni les plus grosses chaînes de télévision afin de diffuser les informations sur la guerre d’une même voix mais aussi  »Freedom channel » pour délivrer des informations en langue russe [à destination des russophones d’Ukraine mais aussi des Russes qui souhaitent s’informer autrement]. En collaboration avec nos partenaires européens, nous avons aussi imposé des sanctions à des médias et des artistes russes qui promeuvent la guerre.

Appelez-vous au boycott de la culture russe ?

Nous encourageons le boycott de la culture russe parce que c’est un rouage de la machine de guerre russe. Moscou l’utilise comme un instrument de guerre. Dans une main, ils portent un livre d’Alexandre Pouchkine, dans l’autre des armes. Récemment, nous avons encouragé l’annulation de la venue de la chanteuse d’opéra russe Anna Netrebko au festival Internationale Maifestspiele Wiesbadin en Allemagne. Cette chanteuse a ouvertement soutenu la guerre du Donbass [en 2014] et Vladimir Poutine, même si elle a depuis changé sa rhétorique et affirme qu’elle est pour la paix.

Ce n’est qu’un exemple mais il est important de comprendre qu’en donnant une tribune à ces artistes, on donne une tribune à la pensée du Kremlin. Car la Russie n’hésite pas à utiliser ses artistes comme des emblèmes. J’entends parfois que la culture ne fait pas partie de la guerre, mais c’est une erreur. La culture n’est pas exclue de la politique et encore moins en temps de guerre !