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Guerre en Ukraine : La Russie en pleine « fuite en avant » démographique

C’est le plus vaste pays du monde, pourtant, il est loin d’être le plus peuplé. La Russie subit un déclin démographique important depuis la chute de l’URSS et son dépeuplement s’aggrave à la lumière de la guerre qu’elle a enclenchée en Ukraine le 24 février 2022. Pourtant, la population du pays est une des préoccupations principales du gouvernement, et en particulier de Vladimir Poutine, voire « une obsession », selon Alain Blum, chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED) et spécialiste de la Russie, contacté par 20 Minutes.

Une difficulté qui traîne depuis trente ans

Le problème n’est pas nouveau. Depuis les années 1990 et la fin de l’Union soviétique, la population russe tend à diminuer à cause « d’une mortalité forte et d’une fécondité en berne », explique le démographe. Ainsi au 1er janvier 2022, la population russe était de 145,5 millions selon l’agence de statistiques russe Rosstat, contre 149 millions d’habitants en 1994, rapporte Géo. L’ouverture des frontières a engendré un exode massif des populations, mais ça n’explique pas tout. Le taux de fécondité est tombé aujourd’hui à 1,5 enfant par femme, selon l’AFP, loin des 2,1 nécessaires au renouvellement des générations. Comme de nombreux pays européens, « la société a changé, et les femmes ont fait moins d’enfants », indique pour sa part Carole Grimaud, experte à l’Observatoire géostratégique de Genève et fondatrice du Centre de recherche sur la Russie et l’Europe de l’Est (CREER).

En 2006, cité par Le Times, Vladimir Poutine considérait la baisse de population comme étant « le problème le plus urgent » du pays. Il a alors mis en place une prime à la deuxième naissance afin d’encourager les familles à faire davantage d’enfants. « Les gens se sont alors empressés de faire des enfants, il y a eu un réel effet d’aubaine », poursuit Alain Blum.

Une légère amélioration pointe dans les années 2010 puisque le taux de fécondité atteint 1,78 enfant par femme en 2015, selon Areion News. Mais en trompe-l’œil, puisque la taille des familles ne s’agrandit pas, les parents font juste le même nombre d’enfants dans un temps plus court. Finalement, l’effet de ces politiques natalistes s’estompe rapidement. Une nouvelle baisse s’amorce dès 2018 et se poursuit encore aujourd’hui. D’autant que le durcissement du pouvoir dans les années 2008 a aggravé la situation et poussé « des artistes, des intellectuels, des journalistes » à quitter le pays, « et ça ne s’est pas arrêté », complète Carole Grimaud.

La Russie, comme tous les pays du monde, a également souffert d’une crise sanitaire importante qui a eu « un effet très fort en termes de détérioration de l’espérance de vie », analyse Alain Blum. Ainsi, le pays aurait perdu 1,04 million d’habitants, un record depuis la chute de l’URSS, et le Covid-19 apparaît comme le meurtrier numéro 1, avec plus de 660.000 décès enregistrés, selon l’agence de statistiques russe, citée par différents médias. Le seul élément qui a fait réellement augmenter la population depuis des décennies, « c’est l’annexion de la Crimée » en 2014. Elle a permis à la Russie d’accroître de plus de deux millions le nombre de ses habitants, pointe le démographe (d’où le bond sur le graphique ci-dessus).

Avec la guerre, une perte en quantité et en qualité

Mais depuis le 24 février 2022, les pertes s’accumulent. S’il est impossible d’avoir des données précises sur le nombre de personnes tuées dans les combats, « la Russie a perdu plus de combattants en Ukraine au cours de la première année de la guerre que dans toutes les guerres qu’elle a menées depuis la Seconde Guerre mondiale », estime une étude du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) parue en février. Dans un communiqué publié le 17 février, le ministère de la Défense britannique évalue que « les forces du ministère russe de la défense et des sous-traitants militaires privés ont probablement enregistré entre 175.000 et 200.000 pertes depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. » « Cela a un effet direct sur la constitution des familles, donc la natalité, et l’espérance de vie dans le pays », note Alain Blum. En effet, les Russes mobilisés sont majoritairement des jeunes hommes, en âge de procréer et de construire une famille. « Une partie ne reviendra pas, pour les autres, ça retarde forcément la naissance d’un enfant », ajoute-t-il.

D’autant que la mobilisation russe a engendré une forte émigration vers l’étranger. Et là, « on parle des jeunes diplômés, des créatifs, des cerveaux », énumère Carole Grimaud. « C’est un vrai problème en matière de quantité mais aussi en matière de qualité », souligne pour sa part Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Selon des chiffres de Forbes Russia publiés en novembre dernier, plus de 700.000 personnes ont fui la Russie pour échapper à la mobilisation. « Ça a un effet catastrophique sur la population russe dans son ensemble », résume Alain Blum. La dernière décision de Vladimir Poutine de faciliter la mobilisation des jeunes russes semble ainsi aller à l’encontre de cette préoccupation démographique jugée urgente par le président russe lui-même.

Une « obsession » de Poutine

Cette question démographique « préoccupe l’Etat russe depuis de nombreuses années, et encore plus aujourd’hui, note Carole Grimaud. C’est un problème de fond qui n’est pas résolu et que la guerre vient creuser. » Cette « obsession démographique » répond à deux idéologies, selon Alain Blum. La première fait écho à l’idée qu’une population nombreuse est synonyme d’une puissance militaire et économique et que le dépeuplement de certains territoires, au contraire, affaiblit le pays face à ses voisins. D’autre part, « il y a cette idéologie très conservatrice regardant l’Occident comme un monde de perversion et que la Russie est le conservatoire d’une culture qui se perd en Europe », explique-t-il encore.

Peut-on alors lier la guerre en Ukraine et l’annexion de quatre régions à ce problème démographique ? « La Russie compte les nouveaux arrivants ukrainiens ainsi que les habitants des régions annexées comme des Russes pour endiguer l’hémorragie », note Carole Grimaud. Toutefois, « je ne vois pas comment déclencher une guerre peut faire remonter la démographie. Ce qu’ils perdent d’un côté ne sera jamais équilibré par les arrivées de l’autre. La Russie s’enfonce dans le problème et aura des répercussions dans son économie. C’est une fuite en avant », développe-t-elle. D’autant « qu’en pratique, ces régions annexées sont vidées de leur population », ajoute Tatiana Kastouéva-Jean. De plus, la guerre actuelle n’offre pas de perspectives et promet plutôt un avenir incertain qui ne pousse pas les familles à procréer.