Belgique

François De Smet (Défi) répond à Eric de Beukelaer : “Cher Eric, la dimension éthique de l’IVG est tranchée depuis 33 ans”

Face à cette position tranchée, Eric de Beukelaer, vicaire général de Liège et ancien porte-parole des évêques belges, avait réagi sur son blog. De manière “cash”. Dans un texte publié sur son site web, l’ecclésiastique dénonçait la “démocrature soft” qui inspirerait la volonté de Défi d’empêcher un débat éthique sur la prolongation du délai légal de 12 à 18 semaines de grossesse. Eric de Beukelaer comparait l’attitude de Sophie Rohonyi à celle des “politiciens d’ultradroite”.

La polémique qui oppose Sophie Rohonyi (Défi) et Eric de Beukelaer.

Le vicaire général posait deux questions à François De Smet : “1) l’avortement est-il un débat avec une dimension éthique ? 2) une instance philosophique/spirituelle comme les évêques de Belgique a-t-elle un droit démocratique à s’exprimer publiquement dans tel débat ?” Le président de Défi avait voulu prendre le temps de la réflexion pour élaborer sa réponse. Sous la forme d’une lettre ouverte, il vient de la fournir à La Libre. En voici le texte complet.

Mon cher Eric,

Je me permets le tutoiement dans cette réponse ouverte à ton interpellation lancée sur ton blog et relayée dans la Libre Belgique, puisque nous nous tutoyons dans la vie. Nous échangeons régulièrement, avons déjà débattu d’une série de sujets sur le vivre ensemble qui nous passionnent et avons, je pense, bien davantage qu’une profonde estime l’un pour l’autre.

C’est parce que je sais ton ouverture d’esprit et ta volonté de dialogue que je dois m’avouer choqué, il me faut te le dire, de l’emploi de termes tels que “ultradroite” ou “démocrature” en te référant aux propos de ma collègue Sophie Rohonyi. Ces termes induisent qu’elle aurait, par ses propos sur la position des évêques de Belgique dans le débat sur l’IVG, enfreint une frontière du débat admissible dans l’espace démocratique. Ce n’est nullement le cas et j’ose dire que cette exagération est très surprenante de ta part. Le simple fait que ce débat se fasse par voie de presse démontre son caractère éminemment démocratique. La position de Sophie, comme celle de Défi, est progressiste et son point de vue sur la parole des évêques dans ce débat l’est aussi. Jamais elle n’en a appelé à la moindre censure, et faire croire le contraire n’est pas correct.

Sur le fond, je réponds à tes deux questions.

Tu demandes si “l’avortement est un débat avec une dimension éthique”. Posée ainsi – pardonne-moi de te le dire, d’une manière aussi finement jésuite – il est évidemment impossible de répondre “non” (à cette question) de manière apodictique. Dans l’absolu, oui, le débat sur l’avortement comporte une évidente dimension éthique puisqu’il implique un choix entre valeurs. Mais Sophie a raison de rappeler que dans le cadre belge, ce débat n’est plus fondamentalement éthique depuis 1990. Lors de l’adoption de la loi de dépénalisation partielle, un choix a été fait : celui de privilégier la liberté des femmes d’user de leur corps sur l’intérêt d’une vie à naître – même sous certaines conditions. Débat difficile, de valeurs, mais qui sur son fondement est tranché sur le plan purement éthique. Depuis lors, la question est en effet devenue principalement un débat de santé publique : le délai, les conditions, la dépénalisation appartiennent à ce registre. C’est pour cette raison que l’argument des collègues d’autres partis – le MR et les Engagés – renvoyant aux convictions personnelles de leurs députés sur de tels textes, reconnaissant que ces deux partis, en tant que tels, n’ont aucun avis sur la dépénalisation de l’IVG, m’apparaît comme une forme de lâcheté et de soustraction au débat démocratique. La liberté des femmes vaut mieux que cela. Ramener en permanence l’éthique au point de la faire prévaloir sur la santé publique, c’est remettre en cause, de manière larvée, l’arbitrage de 1990.

Tu demandes ensuite si “une instance philosophique/spirituelle comme les évêques de Belgique a un droit démocratique à s’exprimer publiquement dans un tel débat, quitte à être contredite ensuite par d’autres” Là encore, tu détournes habilement le problème et les propos de ma collègue. Elle ne reproche pas aux évêques de s’exprimer, mais bien d’interférer. Désolé de devoir le rappeler, mais l’histoire de la conquête par les femmes de leurs droits, en ce compris à l’avortement, en Belgique et dans le monde entier, depuis des dizaines d’années, confirme ce fait : oui, l’Église, les églises, ont freiné tant qu’elles l’ont pu l’obtention de ce droit à pouvoir réaliser une IVG pour la femme qui le souhaite. Il faut comprendre que pour de nombreuses femmes, y compris catholiques ou d’autres confessions, ce droit acquis le fut de haute lutte, et paraît toujours susceptible d’être remis en question, comme on le voit aux États-Unis sous une pression évangéliste qu’il faut bien, hélas, qualifier de religieuse. Dès lors, voir certains intervenants remobiliser le critère éthique apparaît précisément comme une tentative de détricoter ce droit lui-même.

Tel est bien ce qui singularise une prise de parole de nature institutionnelle : les évêques de Belgique ont une responsabilité institutionnelle propre, de par la reconnaissance du culte catholique et le paiement par le contribuable du traitement de ses ministres (sans d’ailleurs s’émouvoir, soit dit en passant, d’entretenir avec de l’argent public un régime qui interdit l’accès d’une profession aux femmes, ce qui serait à juste titre considéré comme discriminatoire dans n’importe quelle autre configuration). À ce titre, ils ne parlent pas en leur nom propre mais comme représentants supposés des citoyens catholiques. Or je ne pense pas – je suis même persuadé du contraire – que la position actuelle des évêques sur l’IVG soit partagée par l’ensemble des catholiques de Belgique. Il me semble donc que porter une parole sur un sujet de société aussi sensible en faisant penser que telle serait l’opinion de tous les catholiques de ce pays, de manière à tenter de faire levier de ce poids sur le débat politique, pose à tout le moins question et appellerait, si ce n’est sur le plan institutionnel, a minima sur le plan de la responsabilité, à une forme évidente de retenue. L’expertise des évêques de Belgique ne me paraît pas plus légitime sur la liberté des corps des femmes que sur la prolongation des centrales nucléaires. Pourquoi se sentent-ils fondés à intervenir sur la première et non sur la seconde ? Il me paraît enfin ardu de faire abstraction du contexte particulier actuel, interpellant en démocratie : rappelons que la proposition de loi actuellement en débat dispose d’une majorité démocratique à la Chambre et n’est bloquée que par la volonté du dernier parti de Belgique se réclamant ouvertement catholique et conservateur.

Je profite enfin de l’occasion pour me féliciter que ce débat démontre la pleine utilité que subsiste encore, en Belgique, au moins un parti se revendiquant clairement de la laïcité politique, qui entend bien réunir croyants, non-croyants et agnostiques. Ceci démontre que la séparation des Églises et de l’État reste essentielle. Cela rappelle combien il est précieux, en démocratie, que la loi civile l’emporte sur les prescrits religieux. Cela rappelle combien certains de nos acquis les plus évidents peuvent apparaître fragiles, et que la laïcité politique, comme le droit à l’avortement, contrairement à ce que d’aucuns prétendent, sont bien des sujets essentiels qui justifient qu’un parti refuse de perdre son identité dans une fusion ou l’autre.

Je reste bien évidemment, cher Eric, à ta disposition sur la présente, et ne doute pas que nous aurons un jour ou l’autre l’opportunité de poursuivre de vive voix.