Tunisie

« Kaïs Saïed : un autoritarisme identitaire et idéologique » – Actualités Tunisie Focus

Depuis l’été, les autorités européennes ont été désorientées par Kaïs Saïed. Vincent Geisser, chercheur CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, analyse la politique du président tunisien.

Comprenez-vous la vision politique de Kaïs Saïed ?

Il n’est pas insondable. Il est, au contraire, très clair. Il est marqué par un discours politique et idéologique qu’il entend appliquer. Ce n’est pas un populisme attrape-tout ou un autoritarisme classique. Il ne ressemble pas à une figure comme Bourguiba ou à celles des régimes autoritaires du monde arabe. Il a un autoritarisme idéologique et identitaire.

Kaïs Saïed a un programme de refondation de la démocratie qui se détache de la démocratie parlementaire. Il estime que cette dernière donne un fort pouvoir aux partis politiques, inadapté au contexte de la Tunisie et du monde arabe. Sa dimension identitaire a plusieurs ressorts, dont une sorte de souverainisme à la tunisienne.

Il voit une nation qui doit reconquérir son identité, avec un discours de suspicion à l’égard de l’étranger.

Les ONG, les associations féministes et environnementalistes, les partis politiques sont « l’étranger », dans son regard. Cela se conjugue à un discours à l’échelle du monde arabe, fabriquant un mélange de patriotisme tuniso-tunisien et d’un nationalisme arabe issu des années 60-70.

On n’assiste pas simplement à un retour de l’autoritarisme pré-révolution arabe comme celui de Bourguiba ou Ben Ali.

Kaïs Saïed a donc une vision institutionnelle pour la Tunisie. Mais au-delà ? Que veut-il pour l’économie de ce pays qui va très mal ?

Au-delà du complotisme qui le fait dénoncer la main de l’étranger, il adopte une idéologie anti-élite, qui vise également les élites économiques. Il y a un vrai mépris pour les entrepreneurs, les commerçants…

Au-delà du souverainisme et de l’identitarisme, son discours est très tiers-mondiste. Le malheur de la Tunisie serait les bailleurs de fonds internationaux, le FMI, l’Union européenne. On est à la recherche d’une nouvelle voix d’indépendance de la Tunisie. Malgré tout, il n’a entamé aucune réforme économique. C’est un échec, mais il y croit.

Quel soutien populaire a-t-il encore, près de quatre ans après son élection ?

C’est le point aveugle. Ce n’est pas à travers le canal électoral. Les deux dernières élections ont vu moins de 15 % des votants se déplacer. D’ailleurs, Saïed n’a même pas cherché à maquiller les échecs. C’est dire le mépris qu’il a pour les élections.

Certes, des gens n’ont pas voté parce qu’ils ne croient pas en son projet, mais également parce que lui-même n’attache pas d’importance aux élections. Ce qu’on voit, cependant, c’est qu’il n’est pas suffisamment impopulaire pour que les gens sortent dans la rue demander sa tête.

Il ne faut pas oublier un élément important : son discours antisioniste et anti-israélien. Il en est le champion dans le monde arabe. Il soutient l’action du Hamas malgré son côté très « anti-Frères musulmans ». Le conflit israélo-palestinien lui permet de se reconstruire une popularité.

Est-il soutenu par l’appareil sécuritaire tunisien, très important dans le maintien du pouvoir ?

En tout cas, son coup d’Etat a été possible grâce à l’appareil sécuritaire. On pensait qu’une partie de l’armée allait se retourner contre lui en raison de l’échec politique et social, gage d’instabilité. Mais force est de constater qu’il bénéficie encore d’un soutien, ou de l’immobilisme de l’appareil sécuritaire et d’un relatif silence de l’armée. Les scénarios de renversement à court terme semblent compromis.

Il faut aussi voir une donnée géopolitique : l’Egypte et les Emirats arabes unis sont les parrains du coup d’Etat. Ils voulaient une Tunisie de retour dans le giron autoritaire du monde arabe, enterrer l’expérience démocratique tunisienne. Mais ils sont aujourd’hui face à deux limites. Ils espéraient un nouveau Ben Ali, avec un régime sécuritaire et autoritaire, le retour d’un pôle de stabilité, ce qui n’est pas le cas. Et les Emirats n’ont pas obtenu satisfaction sur la normalisation avec Israël.

Par ailleurs, la peur a fait son retour en Tunisie. Les gens sont prudents, même si ce n’est pas au même degré qu’à l’époque de Ben Ali et Bourguiba. On assiste à une forme de répression de toute forme d’opposition et de toute forme associative indépendante

Source : Le Soir