Suisse

Celles qui choisissent d’avorter se heurtent encore à la stigmatisation

En juin 2022, de nombreuses personnes ont manifesté dans plusieurs villes suisses, dont Saint-Gall, Lucerne et Genève (photo) pour exprimer leur indignation après la décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit à l’avortement. Keystone / Magali Girardin

Les femmes qui ont recours à l’avortement en Suisse doivent encore souvent affronter des obstacles. Les spécialistes de la santé sexuelle suisse, comme l’Organisation mondiale de la santé, préconisent de changer le cadre légal.

Ce contenu a été publié le 04 septembre 2023 – 11:00




de rogner subtilementLien externe l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG).

Au sein de la Confédération, le droit à l’avortement est toujours régi par le Code pénal. En 2002, le pays a adopté le régime dit du délai: l’IVG n’est pas punissable si elle est pratiquée dans les 12 premières semaines de grossesse et «sur demande écrite de la femme qui invoque qu’elle se trouve en situation de détresse». Passé ce délai, le corps médical doit démontrer «une atteinte grave à l’intégrité physique de la femme enceinte».

Cela ne correspond toutefois pas aux lignes directrices de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), mises à jour l’an dernier. Celles-ci recommandent entre autres la dépénalisation complète de l’avortement, soit son retrait de toutes les lois pénales ou criminelles. L’OMS conseille en outre de supprimer les limites quant au moment de la grossesse où l’avortement peut être pratiqué.

32 pays en Europe ont déjà choisi de réglementer l’IVG dans une loi spécifique, en dehors de la législation pénale. C’est notamment le cas de la France, de la Belgique et du Royaume-Uni.

>> Comme le montre cette infographie, l’accès à l’avortement est totalement interdit dans une vingtaine de pays et soumis à des conditions extrêmement restrictives dans une centaine d’autres:

enterré une initiative de la députée verte Léonore Porchet, visant à retirer l’avortement du Code pénal. La majorité de droite a estimé que le régime des délais en vigueur depuis plus de 20 ans avait fait ses preuves. «Il est absurde de penser qu’on va déculpabiliser les femmes qui recourent à l’avortement en sortant du code pénal les règles qui traitent de ce sujet pour les mettre dans une loi qui aurait un autre titre», a défendu le député UDC Yves Nidegger au cours des débats.

Si les partisanes et partisans de plus de libéralisme ne parviennent pas à faire passer leurs idées, les milieux anti-avortement non plus. Comme un peu partout en Europe, les mouvements pro-vie ont pris de l’ampleur en Suisse. Depuis environ une décennie, ils rivalisent d’ingéniosité pour restreindre le droit à l’avortement. Malgré leur activisme, ils restent toutefois minoritaires et n’ont jamais remporté de votations populaires.

Ils ont d’ailleurs récemment subi une nouvelle défaite. Deux députées de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) avaient lancé deux initiatives populaires visant à restreindre l’accès à l’IVG, élaborées par des organisations anti-avortement. Les textes n’ont cependant pas récolté les 100’000 signatures nécessaires jusqu’au 21 juin pour aboutir à un vote populaire.

>> Notre enquête sur les mouvements pro-vie en Suisse :

Obtenir une évaluation de la situation

Malgré ce blocage politique, le Conseil fédéral vient d’ouvrir la porte à une réévaluation de la loi, en prenant positionLien externe fin août en faveur d’un postulat en ce sens. Quatre députées, la libérale-radicale Susanne Vincenz-Stauffacher, la socialiste Min Li Marti, la verte Léonore Porchet et la vert’libérale Melanie Mettler avaient déposé des interventions au Parlement, qui demandaient d’évaluer la réglementation légale de l’interruption de grossesse, d’identifier les obstacles existants et de présenter des mesures pour y faire face.

«Les témoignages que nous recevons montrent que les femmes qui souhaitent avorter en Suisse doivent encore surmonter de nombreux obstacles», explique la députée verte Léonore Porchet.

Approuvés par tous les partis à l’exception de l’UDC, les postulats ont de grandes chances d’être acceptés prochainement par le Parlement. Les défenseuses et défenseurs du système actuel ne voient toutefois pas l’intervention d’un bon œil. Le député Benjamin Roduit, l’un des seuls élus du parti Le Centre à avoir soutenu les initiatives issues des milieux anti-avortement, estime qu’il n’y a pas de raison de rouvrir le dossier.

«Ce n’est pas une priorité ni au sein de la population ni parmi les politiques», affirme-t-il. À ses yeux, les revendications qui demandent une dépénalisation complète de l’avortement sont extrémistes. «Si on respecte la loi, il ne devrait pas y avoir d’obstacles pour les femmes qui veulent avorter», dit-il.

«Le processus pousse à la remise en question»

La réalité des femmes qui ont avorté semble cependant différente. «Je me suis rendu compte que ma gynécologue refusait de pratiquer l’avortement, au détour d’une conversation sur la contraception», raconte Marine Ehemann.

La Lausannoise de 32 ans décide alors de changer de praticienne, bien qu’elle espère ne jamais devoir avoir recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG). «J’étais choquée de découvrir la position de ma médecin, dont j’étais la patiente depuis de nombreuses années. Il faudrait que le refus de pratiquer cette intervention soit clairement mis en évidence», estime la doctorante en sciences politiques.

Il y a deux ans, Marine Ehemann a eu recours à l’IVG et a accepté de partager son expérience avec swissinfo.ch. swissinfo.ch

Quelque temps plus tard, Marine Ehemann découvre qu’elle est enceinte en faisant un test de grossesse. «Même si j’étais dans une relation stable et que j’avais un emploi fixe, ce n’était pas du tout le bon moment pour moi. J’avais encore des choses importantes en cours, notamment une thèse», explique-t-elle. Après d’intenses et difficiles réflexions, cette dernière prend la décision d’avorter.

La jeune femme est cependant contrainte de patienter deux semaines, car le stade de la grossesse est trop précoce pour être confirmé par une échographie. «L’attente a été pénible, d’autant plus que les symptômes physiques de la grossesse se développaient», confie-t-elle. La doctorante est convaincue de sa décision, mais elle doit tout de même la confirmer et la répéter à plusieurs reprises. «Le processus est long et pousse à la remise en question. Cela nécessite d’être forte», dit-elle.

Délais d’attente

L’histoire de Marine Ehemann n’est pas un cas isolé. Les spécialistes de la santé sexuelle recueillent de nombreux témoignages similaires. «Même si une femme est convaincue de vouloir interrompre sa grossesse, il n’est pas rare qu’elle doive prendre un autre rendez-vous avant que le médecin lui remette la première pilule abortive. Cela revient à lui imposer un délai de réflexion», rapporte une conseillère en santé sexuelle, qui souhaite rester anonyme.

Barbara Berger, la directrice de Santé Sexuelle Suisse, observe les mêmes difficultés. Elle relève aussi qu’un certain nombre de gynécologues qui exercent dans le pays refusent de pratiquer l’IVG, en raison de convictions religieuses ou éthiques. En Italie, les objecteurs de conscience sont répertoriés: 64,6% des gynécologues du pays refusent l’avortement, selon les dernières donnéesLien externe du ministère de la Santé qui datent de 2020.

La Suisse ne dispose toutefois d’aucune donnée statistique à ce sujet. «Les hôpitaux publics sont obligés d’offrir cette prestation. Si une personne refuse de pratiquer l’IVG, une autre devra le faire à sa place. Cela peut toutefois créer des délais d’attente», explique Barbara Berger. Les cliniques et cabinets privés en revanche sont libres de pratiquer ou non l’IVG.

Les mouvements anti-avortement et celles et ceux qui militent pour plus de libéralisme en la matière s’opposent également dans la rue. Ici, une contre-manifestation lors d’un rassemblement pro-vie à Zurich en 2021. Keystone / Ennio Leanza

Dépénaliser pour déstigmatiser?

Barbara Berger est convaincue que l’inscription dans le Code pénal est à l’origine de la stigmatisation persistante de l’avortement. «Un tel système met beaucoup de pression sur le personnel de santé, qui veut s’assurer que la femme a fait le bon choix. Cela invite à des commentaires moralisateurs», considère-t-elle. Elle critique aussi l’obligation de devoir justifier d’être dans une situation de détresse pour qu’une IVG soit légale.

Pour l’organisation, la solution est évidente: l’avortement ne doit plus être régulé par le Code pénal, mais par une loi de santé publique, comme en France. Barbara Berger considère que cela permettrait de mettre véritablement l’autodétermination et la santé de la patiente au centre des préoccupations. «Une fois que la femme a pris sa décision, l’avortement doit pouvoir être pratiqué sans délai et sans obstacle», dit-elle.

Le taux d’avortement est très bas en Suisse

À un peu plus de 6 pour 1000 femmes en âge de procréer selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), le taux d’avortement en Suisse est parmi les plus bas au monde. Les modélisations de l’OMS et l’Institut Guttmacher, un centre de recherche américain, montrent que la Suisse est l’un des pays où l’on avorte le moins avec Singapour.

Ces chiffres sont à mettre au crédit de «l’excellent système d’éducation sexuelle», organisé à l’école dès les petites classes, et du «très bon réseau de centres de planning familial», chapeauté par l’organisation Santé Sexuelle Suisse, estimait Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de santé globale de l’Université de Genève (UniGE), dans un précédent article de swissinfo.ch sur le sujet.

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Texte relu et vérifié par Virginie Mangin & Samuel Jaberg

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