International

Les enrichissantes amitiés du juge Clarence Thomas

Et voici que le site d’investigation en ligne ProPublica révèle que le juge profite, depuis plus de vingt ans, des largesses d’un milliardaire texan, Harlan Crow, généreux donateur du Parti républicain et tout aussi généreux mécène de centres d’études conservateurs comme l’American Enterprise Institute et la Hoover Institution. Parler de “largesses” s’apparente sans doute à un euphémisme puisque, des vols en jet privé aux croisières tous frais payés sur le “superyacht” de Crow, en passant par des séjours réguliers dans sa luxueuse propriété des Adirondacks, Clarence Thomas a manifestement bénéficié d’un traitement somptueux.

Un demi-million de dollars

Pour établir ces accusations, sans précédent dans les annales de la Cour suprême, ProPublica assure avoir analysé une masse de données (des plans de vol du jet privé aux documents internes des entreprises de Crow) et interviewé des douzaines de témoins, du personnel du bateau de plaisance du milliardaire aux guides touristiques engagés pour les vacances du couple Thomas, dont… un instructeur de plongée sous-marine indonésien. Car une des pièces maîtresses du dossier concerne une croisière dans les îles de la Sonde effectuée en 2019. Un voyage sur mesure, en jet et yacht privés, qui, estime le site d’investigation, aurait coûté un demi-million de dollars au juge s’il avait dû régler lui-même la note.

Clarence Thomas a refusé de répondre aux questions de ProPublica. Harlan Crow évoque, quant à lui, une amitié sincère et une hospitalité accordée sans la moindre contrepartie. Le digne héritier d’une fortune bâtie dans l’immobilier affirme qu’il n’a jamais cherché à influencer le juge sur des affaires en cours, pas plus que ne l’auraient fait d’autres invités amenés à le rencontrer lors de leurs fréquents séjours dans son ranch du Texas, dans le club très select de Bohemian Grove en Californie, ou dans sa retraite de Camp Topridge, un manoir historique sur le lac St Regis, dans l’État de New York, qui fut jadis la propriété de la richissime femme d’affaires Marjorie Merriweather Post – celle-là même qui fit construire Mar-a-Lago, l’actuelle résidence de Donald Trump en Floride.

Harlan Crow a également joué les bienfaiteurs auprès de l’épouse du juge, Virginia “Ginni” Thomas. Dès 2011, le « New York Times »et « Politico » avaient épinglé un don de 500 000 dollars à Liberty Central, un groupe de pression proche du mouvement ultra-conservateur Tea Party qu’elle avait fondé. Ginni Thomas refera parler d’elle, en 2020, en souscrivant publiquement à la théorie de “l’élection volée” propagée par Donald Trump et ses partisans pour contester la victoire de Joe Biden à la présidentielle.

Un devoir d’exemplarité

Les membres de la Cour suprême, nommés à vie pour garantir leur indépendance, ne sont pas forcément liés par un code de conduite aussi strict que celui qui est imposé aux juges des juridictions inférieures. Ceux-ci doivent, par exemple, déclarer des dons supérieurs à 415 dollars et, s’ils peuvent être invités chez des particuliers pour dîner ou loger sans devoir rendre des comptes, cette exception ne s’applique pas à des hébergements qui, comme Camp Topridge, sont techniquement la propriété de sociétés. Et elle ne s’étend en aucun cas à des déplacements en avion ou bateau privés. Au-delà des contraintes légales, il y a, de toute manière, une obligation morale de transparence et d’exemplarité pour préserver le crédit et le prestige des cours et tribunaux, a fortiori quand il s’agit de la plus haute juridiction du pays.

Que Clarence Thomas ait ou non enfreint la loi, dont il est censé être un des gardiens, les accusations portées contre lui ne contribueront pas à améliorer une image écornée depuis longtemps. Ses compétences avaient d’emblée été mises en doute, notamment par l’Association du barreau américain que les Présidents consultent informellement pour évaluer les candidats qu’ils se proposent de nommer. L’homme fut ensuite accusé de harcèlement sexuel par une de ses collaboratrices, Anita Hill. Les historiens estiment aujourd’hui que Thomas a menti en clamant son innocence pour arracher au Sénat l’indispensable approbation de sa candidature – qu’il obtint de justesse, par 52 voix contre 48, et après 99 jours de débats et de polémiques. Clarence Thomas y parvint en dénonçant “un lynchage high-tech” pour poser en victime d’un procès de plus fait aux Noirs.