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Guerre en Ukraine: la nouvelle bataille des journalistes locaux, « l’accès à l’information est le plus gros problème… »

Une victoire pour Oleh Deneriouha, rédacteur en chef de 34 ans, et pour un média fier d’un statut de poil à gratter des autorités que l’invasion russe a, pendant plusieurs mois, mis en sourdine : “On est comme des peintres qui reprennent le pinceau après ne pas l’avoir touché pendant un an” sourit ce jeune homme, regard assuré derrière de grosses lunettes rectangulaires. “On veut à nouveau être ce média que le gouverneur et le maire craignent, on veut qu’ils aient peur de voir nos informations remonter jusqu’à Kiev, qu’ils craignent de recevoir un coup de fil de Zelensky qui leur demande ce qu’il se passe dans leur ville”.

Plus facile à dire qu’à faire, plus d’un an après le début de l’invasion russe. La rédaction de NikVesti se trouvait à quelques dizaines de mètres de l’imposante bâtisse de l’administration régionale lorsque celle-ci est éventrée le 29 mars 2022 par un missile russe qui tuera près de 40 personnes. Pilonnée pendant des mois, la ville n’a retrouvé un semblant de calme qu’avec la reprise de Kherson, 50 kilomètres à l’Est, au mois de novembre.

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Reporters de guerre

En 2022, Oleh Deneriouha et sa dizaines de collègues se sont, comme tant d’autres journalistes locaux, improvisés reporter de guerre. La pile de gilets pare-balles trônant dans une pièce immaculée de leur nouvelle rédaction, dans le centre de Mykolaïv, en témoignage. A Kherson, Serhiy Nikitenko se mue lui en correspondant en exil. Le rédacteur en chef de Most, média connu avant-guerre pour ses critiques tranchantes des autorités locales, fuit immédiatement une ville qui tombe quelques jours plus tard entre les mains de l’armée russe. Pendant plusieurs mois, des lecteurs restés à Kherson lui fournissent des informations sur l’activité des forces d’occupation dans la ville. L’homme ne s’est toujours pas réinstallé à Kherson, désormais régulièrement bombardée par les troupes russes de l’autre côté du fleuve : “la sécurité reste le principal problème pour nous”, explique-t-il.

Le retour ces dernières semaines aux sujets politiques ne s’est pas fait sans difficulté. Revenue à Mykolaïv un mois plus tôt après un an d’exil dans l’Ouest de l’Ukraine, Alesia Barantsevitch, journaliste de 27 ans au “NikCenter”, autre média de Mykolaïv spécialisé dans l’investigation, a rapidement remarqué la différence. “L’accès à l’information est le plus gros problème, c’est devenu beaucoup plus compliqué”, note-t-elle. La guerre a entraîné la fermeture de registres d’appels d’offre publics et de déclarations de revenus de fonctionnaires, des outils jusque-là clé dans les enquêtes sur les affaires de corruption. “La guerre n’ira nulle part, donc on va continuer de travailler là-dessus”, explique Alesia Barantsevitch, en référence aux enquêtes sur des crimes de guerre russes réalisés par le média. “Mais la question de la corruption reste très importante pour les habitants”. Car l’invasion russe s’est aussi traduite par l’apparition de nouveaux flux financiers et par une explosion de l’aide humanitaire qui représentent, s’inquiètent les journalistes locaux, de nouvelles opportunités potentielles de corruption.

Oleh Deneriouha a aussi perçu le changement : “avant la guerre, ce n’était pas un problème de s’approcher de Kim [gouverneur de la région de Mykolaïv, ndlr] ou du maire, ils participaient à des évènements publics en permanence, on pouvait venir et leur poser des questions”, se souvient le journaliste. “Maintenant, il y a des checkpoints, il n’y a plus de conférence de presse. Pour poser une question, il faut obligatoirement passer par un porte-parole”. La tendance aussi chez des officiels à répondre à toute question gênante par un laconique “on verra quand la guerre sera terminée”.

Nouveaux champs d’investigation

Alors même que l’entreprise de défense nationale entamée par le pays n’a, juge le journaliste, fait que renforcer l’importance de leur travail: “regardez par exemple le budget de la ville, il est en augmentation parce qu’il y a de plus en plus de soldats enregistrés à Mykolaïv, et ils paient donc des impôts au budget local”, explique-t-il. “Donc si ce budget est détourné par des officiels corrompus, ce n’est plus juste de l’argent qui provient de la taxe sur une tasse de café, ça vient de la poche d’un soldat qui peut être sous les bombes en ce moment, ça change vraiment notre vision des choses. Et on sait que ce n’est pas quelque chose auquel des journalistes à Kiev vont s’intéresser, il n’y a que les journalistes locaux qui peuvent faire ce travail.”

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