High-tech

« La relation entre les politiciens et les réseaux sociaux est toxique »

D’après les experts, il y a trois types de problématiques. Cette application serait tout d’abord vulnérable, elle peut être piratée par de simples hackers. Le projet de rapatriement de données manque aussi de transparence : même si les données restent en Europe, on n’a aucune garantie technique qu’elles ne puissent pas être accessibles depuis d’autres Continents. Enfin l’algorithme de recommandation de contenus, qui vous propose des vidéos en fonction de ce que vous regardez, est toujours opaque. Cet algorithme, très addictif, avait fait scandale cet été lorsque deux petites filles s’étaient étranglées après que TikTok leur a recommandé des vidéos du jeu du foulard. Dans le milieu du renseignement, on craint que la Chine n’instrumentalise cet algorithme en cas d’invasion de Taiwan afin que le public ait une vue différente de ce qui se passe sur le terrain. À force de recevoir ces vidéos, le citoyen risque de se laisser influencer.

Est-ce que TikTok est plus opaque qu’Instagram ou Facebook qui ont aussi des algorithmes de ce type ?

Honnêtement, je n’oserais jamais affirmer que Facebook ou Instagram sont plus vertueux car nous n’avons pas accès à toutes les données que ce soit d’un côté ou de l’autre. Il y a aussi des scandales côté occidental, avec la NSA qui a utilisé ces applications pour faire de l’espionnage. Ceci dit, le modèle Facebook est plus axé sur le marketing et le commerce. Il est même parfois combatif contre le gouvernement américain, ce qu’un Tik Tok ne peut pas se permettre contre les autorités chinoises. Au contraire derrière TikTok, il y a clairement l’État Chinois, un pays capable de placer de faux commissariats de police pour contrôler ses ressortissants à l’étranger.

N’y a-t-il pas un peu d’hypocrisie à cibler une application alors que tout le monde s’espionne ou presque ?

Bien sûr qu’il y a de l’hypocrisie : tout le monde sait, par exemple, que les Américains nous ont espionnés. Mais dans un monde numérique en guerre, il y a des alliés et des gens qui sont un peu moins alliés. Il faut regarder vers le moins dangereux. Faute souvent d’avoir accès à de véritables preuves, la cybersécurité est basée sur la suspicion, des intuitions. La composante géopolitique est aussi importante que l’avis technique. Ici, les tensions géopolitiques sont très fortes et le niveau de confiance n’est pas là avec les Chinois.

Faut-il interdire TikTok en Europe ?

Techniquement, on peut le faire facilement, comme n’importe quel autre réseau social. Mais les pays qui font cela ne sont pas vraiment des démocraties. Il n’y a également pas assez de preuves pour l’interdire. Les citoyens seraient révoltés en se demandant où est la liberté d’expression. Donc il est très peu probable qu’on le fasse en Europe et peu de choses vont changer pour le consommateur de TikTok. Il faut vivre avec ce risque, mais en le limitant le plus possible. Aux États-Unis, c’est différent car une éventuelle interdiction sera justifiée par la politique du America First. L’Europe, qui essaie de limiter la casse, est à la fois otage, suiveuse et dépendante de la guerre numérique américano-asiatique. Il y a une autre façon de se passer de TikTok : créer notre propre réseau social, avec des balises de régulation sur les algorithmes, et le rendre plus populaire auprès des Européens afin que ces derniers se désintéressent de l’application chinoise. On est trop passif et naïf.

N’est-ce pas trop tard pour créer un Facebook ou TikTok européen ?

Non. Il y a quelques années j’avais dit qu’on devait créer un Google Europe : on m’a pris pour un fou. Depuis, les Chinois ont créé TikTok qui est passé devant Google. Il y a encore plein de services à créer dans le numérique et l’Europe peut encore concurrencer les États-Unis et l’Asie car on a la meilleure éducation au monde et une créativité que les Chinois, par exemple, n’ont pas car ils ont un esprit formaté. Le jour où l’on n’aura plus toute cette technocratie européenne, on les battra sans problème. Mais il faut y croire, créer une véritable marque numérique européenne – et non plus nationale – et développer des investissements structurels. L’Europe n’est plus capable de prendre des risques. Parfois on doit pouvoir dépenser un euro et accepter de le perdre, cela s’appelle investir. Il faut aussi apprendre à accepter l’échec que l’Europe déteste tant. Ici, chaque projet doit aboutir.

Que pensez-vous de l’attitude de la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder, qui refuse de quitter TikTok malgré ce danger chinois ?

La relation entre les politiciens et les réseaux sociaux est toxique. Je leur conseille de se détacher totalement de toutes ces applications car elles les empêchent de travailler correctement. Cette fausse proximité qu’on a voulu créer avec les réseaux sociaux va se retourner contre le monde politique. Concernant Madame Dedonder, même si elle utilise TikTok sur un téléphone protégé, c’est dommage : on va retenir cela d’elle, alors qu’elle est sans doute la meilleure ministre de la Défense en matière de cybersécurité qu’on ait eue. Pourquoi elle ne peut pas quitter TikTok ? Pour ne pas perdre tous ses followers, des électeurs possibles pour les prochains scrutins…