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« Les premiers amours sont des expériences si fortes qu’on en perçoit encore les résonances une fois adulte »

Le corps qui change, les premiers désirs, le regard sur soi qui évolue, le jugement des autres… Dans Les Choses sérieuses*, qui paraît ce vendredi en librairie, la sociologue Isabelle Clair, directrice de recherche au CNRS, analyse les amours adolescents. Une enquête de terrain, démarrée il y a une vingtaine d’années et qui s’est achevée récemment. La sociologue a longuement interviewé des filles et des garçons de 15 à 20 ans, issus des cités, des beaux quartiers parisiens et du monde rural. Un ouvrage qui témoigne des métamorphoses difficiles à l’adolescence et de la pression normative qui pèse sur les premiers amours.

Vous montrez que les relations amoureuses deviennent centrales dans la définition de soi à l’adolescence. En quoi peuvent-elles être déterminantes ?

L’adolescence est le moment où il est attendu que l’on désire l’autre sexe, alors que jusque-là, les filles et garçons grandissaient de manière assez séparée et leurs relations étaient tenues. La sexualisation des corps à cet âge expose aux stigmates sexuels. Les premiers amours sont des expériences d’apprentissage de la vie et de la sexualité si fortes qu’on en perçoit encore les résonances une fois devenu adulte.

A quel âge le célibat est-il considéré comme stigmatisant ?

A partir de 14 ans, les adolescents commencent à se dire célibataires, à se qualifier avec un statut conjugal. Si dans leur communauté, être célibataire entre 14 et 17 ans est tout à fait toléré, plus les jeunes grandissent, plus cela est perçu comme un problème, car la norme conjugale est valorisée socialement. A partir de 17 ans, si on n’a jamais eu d’expérience amoureuse, on peut être stigmatisé par ses pairs. Comme s’il pesait sur l’adolescent une suspicion d’indésirabilité. Les garçons sont traités de « puceaux ». Et certaines filles se forcent à coucher avec un garçon, même si elles n’en ont pas envie. Ces témoignages montrent que la perte de virginité ne va pas toujours de soi pour les adolescents.

Certains témoignages montrent que les adolescentes subissent l’injonction à être des « filles bien », c’est-à-dire ?

Les filles qui démarrent une vie sexuelle courent toujours le risque d’être rangées dans la catégorie des « putes » ou des « salopes ». La société attend d’elles qu’elles entrent dans la sexualité dans un cadre bien précis, c’est-à-dire au sein d’un couple bien identifié, voué à une certaine longévité et avec un partenaire dont elles sont amoureuses. A contrario, une adolescente pratiquant la sexualité sans amour transformerait son partenaire en homme-objet, une prise de pouvoir qui peut être durement sanctionnée.

De leurs côtés, vous écrivez que les adolescents veulent toujours passer pour de « vrais garçons ». Pourquoi la pression à se conformer à une norme virile est-elle toujours aussi forte ?

On attend d’eux qu’ils sachent se battre, jouer au foot, vanner, fumer et montrer leur désir pour les filles. Pour donner la preuve qu’ils sont à la hauteur de leur groupe dominant, ils doivent prouver qu’ils sont hétérosexuels. D’ailleurs, dans tous les milieux sociaux, avoir une copine est un critère positif de masculinité, en écho à la croyance sociale dans la complémentarité des sexes.

Le mouvement #MeToo a-t-il influé dans la manière dont les adolescents conçoivent les relations amoureuses ?

#MeToo a relancé le féminisme. Mais la traduction dans la vie ordinaire de ce mouvement prend du temps. Certains changements s’observent déjà : les violences sexuelles vécues par les filles sont moins taboues que chez la génération précédente et le consentement est davantage abordé dans le couple, mais il ne se déploie pas encore totalement. Ce sont toujours les garçons qui sont censés prendre l’initiative de la relation sexuelle et, s’ils comprennent qu’une fille dise non le premier soir, ils estiment qu’elle ne doit pas trop les faire attendre. Beaucoup d’adolescentes que j’ai rencontrées m’ont d’ailleurs dit :  « J’ai fini par être prête ». Or, l’idée du consentement repose sur l’égalité de désir entre les partenaires.

Vous constatez aussi que l’homosexualité est toujours rejetée au collège et un peu mieux acceptée au lycée. Comment expliquez-vous qu’on en soit toujours là ?

Chez les collégiens, l’homosexualité masculine est perçue avec un regard réprobateur, car ils l’associent aux stigmates du défaut de virilité. Pour un garçon, faire savoir qu’on est hostile à l’homosexualité est aussi une manière d’éloigner tout soupçon d’être attiré par les hommes. Les jeunes gays sont d’ailleurs la cible de graves cas de harcèlement scolaire. Du côté des filles, dans la bourgeoisie progressiste en tout cas, l’amour entre filles peut être bien vu, mais l’étiquette de la lesbienne suscite aussi le rejet, elle s’apparente à un refus de toute relation avec les garçons.

Vous dites que la première fois des adolescents homosexuels est différente de celles de leurs aînés, en quoi ?

Ils semblent plus nombreux, en tout cas dans la bourgeoisie progressiste, à entrer d’emblée dans la sexualité par une expérience homosexuelle, alors que leurs aînés avaient plus tendance à connaître une première fois hétérosexuelle. Ces derniers brouillaient les pistes plus longtemps en se faisant passer pour des hétérosexuels par peur du rejet.

Avez-vous perçu l’influence de la pornographie dans les échanges que vous avez eus avec des jeunes ?

Très peu. On sait grâce à des enquêtes quantitatives qu’une plus grande proportion de filles regarde du porno avec leur partenaire et qu’il peut être considéré à cet âge comme une source d’apprentissage de la sexualité. Car bien que les sources d’information soient multiples, les adolescentes ont peu tendance à parler des pratiques sexuelles avec leurs pairs.

L’adolescence, c’est aussi la période où certaines histoires d’amour sont fantasmées, mais restent platoniques. Sont-elles uniquement douloureuses ou peuvent-elles être positives pour un adolescent ?

Une partie de la vie amoureuse se passe dans la tête. C’est à la fois une source de plaisir et de frustration. Ces relations platoniques peuvent être dues à certains complexes, à de la timidité de l’adolescent. Il va se protéger de la dureté de la relation amoureuse en la fantasmant. Cela peut durer des mois, voire des années, et devenir même un phénomène envahissant.

En parallèle, beaucoup d’adolescents se disent en couple. Ont-ils envie de mimer la vie adulte ?

Les adolescents ont intérêt à publiciser leurs relations sentimentales, pour être pris aux sérieux. Le fait de se dire en couple est une manière de légitimer leur relation face aux adultes, de montrer qu’il ne s’agit pas d’une amourette.

A l’inverse certains adolescents se définissent comme polyamoureux. Souhaitent-ils mettre à distance une norme du couple ?

Je n’ai pas vraiment retrouvé l’expression « polyamoureux », qui est une expression très récente et plus adulte. Les garçons sont plus nombreux à pouvoir multiplier les expérimentations sexuelles. Ils considèrent que la jeunesse est un moment où l’on peut faire des essais, interrompre, par exemple, une relation sentimentale entretenue pendant l’année pour multiplier les aventures.

Vous évoquez les chagrins d’amour. Sont-ils des épreuves qui font grandir ou peuvent-ils déstabiliser durablement les adolescents qui sont en phase de construction ?

Ces ruptures sont douloureuses pour les personnes quittées, car elles sont l’expérience du droit de véto par le désir. Cela mine la confiance en soi, et ce rejet peut être l’occasion de confirmer les stéréotypes. Une adolescente peut se dire : « Les mecs sont tous des salauds ». Mais pour les personnes qui provoquent la rupture, celle-ci ouvre un nouvel espace qui peut être synonyme de liberté.