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En Ukraine, le street-art s’imprègne du « thème de la guerre »

Sur un fond géométrique bleu et jaune, Patron se dresse sur ses pattes avant. Cette fresque, au cœur du parc du quartier Solomyansky à Kiev, est l’œuvre de Vitaliy Gideone et Lena Noyma, de leurs noms d’artistes. Le couple marié a immortalisé ce petit Jack Russell, devenu un symbole de la résistance ukrainienne en déminant le pays. En Ukraine, l’art urbain se pare d’accents plus patriotiques depuis le début de la guerre. « Dès le début du XXe siècle, les artistes font des fresques pendant les conflits et s’en servent pour mobiliser la population », souligne l’historien Fabrice d’Almeida.

Vitaliy Gideone et Lena Noyma ont pour projet de faire une série de créations sur les « héros sans armes » dont la première est consacrée aux pompiers « les premiers qui risquent leurs vies et sauvent des gens en cas de frappes ». « Avant, Vitaliy faisait plutôt des fresques sur l’écologie, des thèmes comme la déforestation, mais maintenant le thème de la guerre est devenu omniprésent », explique Lena Noyma. L’invasion de la Russie a en effet changé la pratique de l’art urbain pour de nombreux créateurs ukrainiens. « Les artistes s’expriment dans l’espace public par des affiches ou des fresques, quitte à déranger », souligne l’expert en iconographie. Difficile, en effet, d’ignorer des œuvres de plusieurs dizaines de mètres de haut.

Remise en question artistique

Yana Volk fait des peintures murales depuis plus de dix ans et dirige le groupe Kailas-V qui a notamment fait la fresque Saint-Javelin à Kiev. « Avant la guerre, on faisait souvent des œuvres à l’est du pays. Quand on commençait à peindre, les passants étaient tendus. A cause de l’histoire de ces régions, ils avaient peur que l’on peigne quelque chose de trop agressif, de trop revendicatif. On ne voulait pas accentuer les sentiments négatifs liés à la guerre [qui a commencé en 2014] », se remémore Yana Volk devant la fresque de la Sainte Vierge tenant un lance-roquette. « Les gens étaient déjà épuisés par tant d’années de conflit. » Alors l’équipe se concentrait sur des œuvres consensuelles. Des familles, des enfants, des animaux… 

La fresque Saint-Javelin du groupe Kailas-V, à Kiev.
La fresque Saint-Javelin du groupe Kailas-V, à Kiev. – Diane Regny

Quand l’invasion russe de 2022 a débuté, l’artiste se trouvait avec son équipe à Soledar, dans l’oblast de Donetsk. « J’ai vu la guerre de mes propres yeux et j’ai tout remis en question. Aujourd’hui encore, je ne saurais dire si ce que nous faisions était bien ou mal », soupire-t-elle. « Dans les guerres récentes, beaucoup d’artistes se sont servis des fresques pour faire passer leurs idées », explique Fabrice d’Almeida, professeur à l’Institut français de presse et auteur d’Une histoire mondiale de la propagande. Avec Saint-Javelin, qui représente la Sainte Vierge tenant un lance-roquettes FGM-148 Javelin, le groupe Kailas-V a troqué les créations consensuelles contre des œuvres plus revendicatives.

« L’Ukraine a d’autres priorités de financements »

« Je veux que mon art contribue à la victoire de l’Ukraine », abonde Vitaliy Gideone. L’artiste précise qu’il ne demande pas à être rémunéré quand il s’agit d’un « projet patriotique ». Vitaliy Gideone et Lena Noyma ne vivent pas de leur passion artistique. En dehors de leurs projets muraux, il est designer graphique et elle est tatoueuse. « Avant la guerre, on pouvait vivre de nos fresques mais c’est plus difficile à présent. Les gens ont moins envie d’investir dans l’art », souligne Vitaliy Gideone, ajoutant qu’il lui arrive de ne demander que le remboursement des fournitures.

De leur côté, les membres de Kailas-V en vivent « tous les trois ». « Mais c’est devenu bien plus délicat », admet Yana Volk. « L’Ukraine a d’autres priorités de financements avec la guerre, c’est logique », sourit-elle doucement. Des difficultés qui n’empêchent pas les artistes de continuer à produire. Parfois, simplement pour s’exprimer, comme lorsque Vitaliy Gideone a peint une tortue dont la carapace est faite d’un casque de soldat. L’œuvre, appelée le « camouflage naturel », est un hommage à la façon dont « la nature s’adapte à la guerre ». Elle est nichée sur un quai où une myriade d’œuvres de street-art se succèdent.

« Regarde maman, c’est Patron ! »

Cette beauté, les créateurs espèrent la transmettre aux passants. « Les informations sont tellement négatives, douloureuses. Ma volonté c’est qu’en passant devant la fresque, elle insuffle de la bonne humeur, un instant de déconnexion de cette ambiance extrêmement lourde », explique Vitaliy Gideone.

« Quand on a peint cette fresque [du Jack Russell], les gens s’arrêtaient pour nous remercier. Des enfants s’exclamaient : « Oh regarde maman, c’est Patron ! C’est trop bien » », sourit Lena Noyma. « Maintenant, les artistes de rue jouent beaucoup avec l’environnement urbain, les décombres, la forme des murs, pour composer des images étonnantes ou émouvantes », analyse Fabrice d’Almeida, citant notamment le travail de Banksy. « Presque pour mettre en lumière le contraste entre la beauté de l’art et l’horreur de la guerre. »