Belgique

« Pour les médecins, j’étais une aberration, une anomalie » : un hôpital condamné pour des traitements « normalisateurs » sur une adolescente intersexe

Installée dans un fauteuil roulant, anxieuse, elle préfère lire son histoire, qu’elle a résumée sur trois feuilles. Un geste incontrôlé de la main (une des manifestations d’un stress post-traumatique) trahit de temps à autre son émotion. Mais c’est une personne forte et déterminée qui s’exprime à l’issue d’une très longue procédure judiciaire qui a amené la justice civile à condamner en appel l’Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola (Huderf), le 7 février, pour des traitements médicaux “normalisateurs” qu’elle a subis quand elle était adolescente. “Avant, j’étais valide. Je faisais du sport. Je n’étais pas handicapée et dépendante.”

« Il est urgent d’établir un cadre juridique pour protéger les personnes intersexes »

Une déshumanisation

À l’âge de 15 ans, ses règles n’apparaissant pas, Coralie consulte plusieurs gynécologues. Un examen réalisé en avril 2009 à l’Huderf met en évidence le syndrome de Rokitansky (ou MRKH), qui se caractérise par l’absence, partielle ou complète, de vagin ou d’utérus. Une particularité qui ne met pas en cause la bonne santé de la patiente. “Dès l’annonce du diagnostic, j’ai été […] vue comme une curiosité par le milieu médical, se remémore Coralie. Le médecin m’a dit être très heureux d’avoir enfin un cas comme le mien. Que j’étais le premier en plus de 20 ans de carrière.”

Cette déshumanisation n’a fait qu’empirer : “Pour eux, j’étais un cas intéressant, rare, une aberration, une anomalie. Ils ont voulu utiliser mon corps pour réaliser une opération rare, complexe et expérimentale”.

Envie de vivre en direct une opération chirurgicale et dialoguer avec le médecin en plein travail ?

Elle ne connaissait encore rien à la sexualité

Le chirurgien présente deux options thérapeutiques : des dilatations (via l’insertion d’un instrument ressemblant à un gode dans la cavité vaginale) ou une chirurgie. Sans évoquer la possibilité… de ne rien faire.

Coralie refuse d’emblée les séances de dilatation, d’une durée de 20 à 30 minutes, deux à trois fois par jour pendant plusieurs mois. “Cela a arrangé le chirurgien qui a sauté sur l’occasion pour me proposer la chirurgie comme ultime solution, en affirmant que je devais la subir pour avoir une future vie de femme”. À l’époque, l’adolescente ne connaissait rien à la sexualité et n’avait jamais eu de relation amoureuse. “Ils m’ont fait croire que la sexualité d’une femme se résumait à pouvoir être pénétrée par un pénis.”

En septembre 2009, un chirurgien de l’Huderf propose une vaginoplastie (la création d’un néo-vagin). Les médecins l’ont manipulée, poursuit-elle. “Ils m’ont dit que si j’acceptais l’intervention chirurgicale, je pourrais sauver d’autres enfants.” Ils lui ont aussi assuré qu’il n’y avait aucun risque lié à l’opération, en dehors de ceux de l’anesthésie. Elle serait sur pied deux semaines plus tard, prête à reprendre sa vie normale.

La tuberculose en passe de détrôner le Covid en termes de mortalité résultant d’une maladie infectieuse ?

Une opération qui vire au cauchemar

L’intervention, effectuée par une doctoresse hautement spécialisée venue d’Argentine, a lieu quatre mois plus tard, le 14 janvier 2010. L’opération devait être miraculeuse ; elle vire au cauchemar. Une semaine plus tard, Coralie a pu quitter l’hôpital. Avant d’y retourner le lendemain, en urgence, en raison de douleurs insupportables. Des complications ont nécessité de nouvelles opérations dans les mois qui ont suivi. La jeune fille a dû être hospitalisée pendant de longs mois. “J’ai souffert le martyre. J’avais tellement mal que je me mordais le poignet et me tapais la tête sur les barreaux du lit.” Pour tenter de faire migrer la douleur vers un autre endroit.

Sa voix s’altère. “J’ai été victime de viols. Je ne fais pas usage de ce terme à la légère.” Comment décrire autrement la vingtaine de séances de dilatations vaginales (une technique qu’elle avait pourtant d’emblée refusée) pratiquées par l’équipe d’urologie en traitement postopératoire ? Ces séances ont été “extrêmement douloureuses et anxiogènes” pour l’adolescente, dit l’arrêt de la cour d’appel.

Une forme d’intersexuation

La santé de Coralie a continué à se dégrader jusqu’à ce qu’elle perde l’usage de ses jambes.

L’arrêt rendu, au civil, par la cour d’appel de Bruxelles met pour la première fois en avant les droits des personnes intersexes. “Aucun médecin n’a présenté le syndrome de MRKH comme une forme d’intersexuation, qui n’est ni une anomalie, ni une maladie qu’il faut soigner”, souligne Me Véronique Van der Plancke, une des avocates de Coralie. “Rares sont les intersexuations qui nécessitent des interventions chirurgicales pour des raisons thérapeutiques”, ajoute l’avocate.

Fou, dangereux, double personnalité, imprévisible : comment déconstruire les clichés discriminants des schizophrénies ?

Pour Coralie, qui était mineure, ce n’était pas le cas, tranche clairement la cour d’appel. “L’équipe médicale de l’Huderf n’a jamais expliqué à Coralie S. qu’elle pouvait parfaitement vivre sans vagin et que si elle désirait néanmoins une intervention chirurgicale afin de créer un néo-vagin, il était prématuré de procéder à une opération aussi rare, lourde et compliqué au regard des circonstances de la cause et qu’il était nécessaire qu’elle bénéficie au préalable d’un véritable soutien psychologique, ce qui n’a pas été le cas”, lit-on dans l’arrêt.

Réaction de l’Huderf

Contacté par nos soins, l’Huderf refuse de communiquer “sur une décision de justice pour un dossier individuel d’autant que le litige est pendant devant une juridiction”. L’hôpital, qui a été condamné en première instance en novembre 2018, puis en appel en février 2023, peut encore se pourvoir en cassation. “Le patient reste au cœur de nos préoccupations, toute erreur ou accident fait l’objet d’une attention maximale pour en tirer toutes les leçons. La qualité des soins est une priorité absolue pour l’hôpital des enfants. Depuis 2010, un mécanisme d’accréditation est mis en place, nous avons d’ailleurs été accrédités “or” dernièrement”, précise l’Huderf.