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Eddy Merckx avant le Giro 2023: « Mon favori ? Remco, naturellement »

Eddy, vous avez remporté le Giro à cinq reprises. Comme le Tour de France. Laquelle des deux courses préfériez-vous ?

”Disons que je préférais le Tour parce qu’il a toujours été plus prestigieux. Une victoire sur la Grande Boucle a beaucoup plus de retombées. Mais j’aimais le Giro pour son relief plus difficile et son parcours plus varié. Les cols sont plus longs et plus pentus dans la Botte que dans l’Hexagone. C’est davantage fait pour les vrais grimpeurs. Mais le Tour d’Italie m’a énormément servi pour le Grande Boucle. En fait, je marchais mieux au Tour quand je sortais du Giro.”

En 1968, vous avez failli ne pas être au départ du Giro et vous finissez par le gagner…

”Oui, moi je ne voulais pas le faire. J’espérais tout miser sur la Grande Boucle. Je trouvais que c’était trop, à 23 ans, d’enchaîner Giro et Tour après avoir fait toutes les classiques. Je ne voulais surtout pas compromettre le reste de ma carrière. Surtout que, chez les jeunes, je n’avais jamais participé à une course par étapes. La seule que j’avais faite en amateur, c’était le Tour du Limbourg. Cela ne durait que trois, quatre jours. Et c’était tout plat. Mais mon équipe, la Faema, m’a obligé à rouler en Italie. Finalement, c’était une très bonne chose (il sourit).”

guillement

« Je marchais mieux au Tour quand je sortais du Giro. »

Photos Bernard Demoulin : Eddy Merckx (© Bernard Demoulin)
Le Cannibale aurait bien aimé voir Remco au Tour de France. ©© Bernard Demoulin

Aujourd’hui, très peu de coureurs enchaînent Giro et Tour de France…

”Oui. Or je suis persuadé que ça doit être possible de jouer la gagne des deux côtés. Il y a quand même trois semaines entre la fin de l’un et le début de l’autre. Après le Giro, tu peux faire un stage en altitude et, puis, faire le Tour, non ? Je suis surpris qu’il n’y ait pas plus de coureurs qui essayent. Je pense que c’est une question de mentalité. Il y a quelques années, peu de gars roulaient à la fois les classiques et un grand tour. Or Tadej Pogacar montre que c’est tout à fait possible. Il est présent toute l’année. Il court à l’ancienne. C’est le vrai cyclisme, celui qu’on aime. C’est bien plus agréable de voir un tel coureur qu’un Froome qui faisait tout en fonction du Tour. Moi, je n’aurais jamais pu me concentrer que sur un grand rendez-vous. J’aimais beaucoup trop le vélo et la compétition. Et puis, qu’est-ce que ça doit être ennuyeux de passer son année à s’entraîner ! Si tu fais du vélo, c’est pour courir, pas pour t’entraîner, il me semble.”

Remco Evenepoel enchaîne les stages en altitude…

”Chacun son truc et sa manière de fonctionner. Si ça lui réussit, tant mieux. Mais moi, je n’aurais pas pu faire ça. De toute façon, je ne prévoyais pas de place pour ça dans mon programme. Je voulais faire des courses.”

Rik Verbrugghe, dernier Belge à avoir porté le maillot rose : “Je ne me fais aucune illusion, car Remco va gagner le Giro…”

Chaque succès a une histoire. Mais laquelle de vos cinq victoires au Giro garderiez-vous ?

”La première, en 1968 avec la victoire au Tre Cime de Lavaredo. Cela m’a confirmé ce que je pensais depuis un an, à savoir que je pouvais gagner le Tour de France. Cela reste un moment très important dans ma carrière. C’était vraiment le début de quelque chose.”

En 1969, c’est la catastrophe avec cette exclusion à Savone pour un contrôle soi-disant positif…

”J’ai gardé une énorme rancœur après cette injustice. On a cherché par tous les moyens à m’écarter du Giro parce que j’allais le gagner. J’avais déjà remporté six ou sept étapes sur seize. Rudi Altig avait même tenté de m’acheter. Il m’a proposé de l’argent pour que je le laisse gagner… Je pense qu’après, je suis devenu encore plus agressif sur le vélo et beaucoup plus méfiant. Au départ, on me suspend pour un mois. Puis, les ministres Frans Van Mechelen et Albert Parisis sont intervenus pour me défendre. La condition pour que je puisse prendre part au Tour qui suivait était que je me soumette tous les jours pendant trois semaines à un contrôle antidopage. Ce que j’ai fait et les résultats furent toujours négatifs. Ça a marqué ma carrière. Si j’avais été positif, l’équipe Faema m’aurait exclu…”

guillement

« Je ne me définissais pas comme un pur grimpeur mais personne ne me faisait peur. »

On dit que le Tour d’Italie est taillé sur mesure pour les vrais grimpeurs mais en étiez-vous un ?

”Je ne me définissais pas comme tel mais personne ne me faisait peur dans ce domaine. Surtout en 1969, je me sentais vraiment très fort. Déjà en 1968 au Tre Cime di Lavaredo, je montais mieux que les vrais grimpeurs.”

Mais d’où vous venait cette qualité ?

”De dame nature. Elle m’a donné un don. Je n’avais jamais fait un col, à part une ascension à Paris-Nice. Et encore, c’était un petit col.”

Comment étiez-vous perçu à l’époque ? Vous battiez les Italiens chez eux tout en roulant pour une formation transalpine…

”J’étais celui qu’il fallait battre. En 1968, Adorni était mon équipier. Enfin, sur papier, parce que, plusieurs fois, il a essayé de me retenir. Quand il me demandait de ralentir, je mettais une dent de mieux. Je me souviens aussi qu’un jour, un type a lancé une pierre dans ma direction. Mais j’avais également beaucoup de supporters italiens, autant que Gimondi même. C’est venu au fil des années. En revanche, je n’ai pas été épargné en France.”

01 06 1969 © REPORTERS / imago Sirotti Eddy Merckx Belgium Faema in action during Giro d'Italia 1969 l Time trial Individual time trial 15 Stage Cesenatico San Marino
Eddy Merckx an action lors d’une contre-la-montre du Giro 1969. ©imago sportfotodienst

Vous n’avez gagné la Vuelta qu’une seule fois, en 1973…

”Oui, mais c’est la seule fois que j’y ai pris part. À l’époque, elle se déroulait en mai, avant le Giro. Comme cette année-là, il était prévu que je ne fasse pas le Tour, j’ai pu doubler Vuelta-Giro.”

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« Remco devra courir juste. »

Ce samedi commence le Giro 2023. Qui en est votre favori ?

”Remco, naturellement. Qui y a-t-il d’autre ? Roglic ? Geoghegan Hart, qui l’a déjà gagné ? Almeida ? Vlasov ? Normalement, ils sont tous un cran en dessous de Remco mais faudra voir comment il passera la très haute montagne. Et puis, son équipe sera-t-elle assez costaude pour contrôler la course ? Cela reste une interrogation. Le Tour de France est plus facile à contrôler parce que ça roule plus vite et que les parcours y sont moins variés. Remco devra rester calme jusqu’à la dernière semaine. Évidemment, s’il a l’occasion de mettre Roglic à quelques minutes, un jour, il ne devra pas hésiter. Bref, il devra courir juste.”

On annonce une dernière semaine très difficile…

”Elle le sera et il faudra être frais pour se battre. Il y a l’arrivée au sommet de Monte Bondone (NdlR : le mardi 23 mai) et l’étape du Tre Cime di Lavaredo (NdlR : le vendredi 26 mai) avec le passage du Passo Giau, ça va être quelque chose. Et puis, la veille de l’arrivée à Rome, tu as encore le contre-la-montre avec ce mur final de 7 bornes jusqu’au sommet du Monte Lussari. C’est digne d’une étape de montagne. Il va y avoir du spectacle !”

Remco a-t-il intérêt à prendre le maillot rose dès ce samedi ?

”S’il fait le chrono, c’est dans le but de le gagner. Il ne le fera pas en dedans. En revanche, je ne suis pas sûr qu’il a intérêt à le défendre durant la première semaine.”

guillement

« Pour moi, il aurait dû essayer le Tour cette année. »

Auriez-vous aimé le voir au Tour de France dès cette année ?

”Oui. Il a gagné la Vuelta l’année passée et a déjà goûté au Tour d’Italie en 2021. Pour moi, il aurait dû essayer le Tour cette année. À sa place, c’est ce que j’aurais fait. En tout cas, j’ai déjà hâte de le voir au Tour 2024 contre Pogacar et Vingegaard. C’est dommage que le Slovène soit tombé à Liège-Bastogne-Liège. Du coup, on s’est retrouvé avec un match de boxe sans combat.”

Remco parvient-il à vous impressionner ?

”Oui. La manière dont il est devenu champion du monde l’an dernier m’a vraiment impressionné. Il a attaqué de loin et est parvenu à augmenter son avance au fil des kilomètres. Tout cela après avoir gagné la Vuelta. C’était très fort. Vraiment.”

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Doit-il s’attaquer, un jour, au record de l’heure et essayer le Tour des Flandres ?

”Pourquoi pas ? Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas améliorer le record de Ganna. Quant au Tour des Flandres, il doit évidemment essayer. Quand on est un grand champion, il faut faire toutes les classiques, même Paris-Roubaix. Bernard Hinault l’a fait une fois et l’a gagné.”

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« Il faut faire attention à ne pas brûler Arnaud De Lie. »

Wout van Aert, lui, n’a pas gagné de monument cette année. Que lui a-t-il manqué ?

”Au Tour des Flandres, Pogacar était tout simplement injouable. Et à Paris-Roubaix, il crève. Mais je reste toujours convaincu qu’il finira par en gagner, une de celles-là, comme il peut viser la victoire dans La Doyenne s’il se prépare pour cette échéance. Son problème, cette année, c’est qu’il a commis l’erreur de laisser Christophe Laporte gagner Gand-Wevelgem. En faisant cela, il s’est mis plus de pression avant le Ronde et l’Enfer du Nord. Moi, je ne l’aurais pas fait, en tout cas.”

Que pensez-vous d’Arnaud De Lie ?

”C’est un talent pur mais on le met à toutes les sauces. Il faut faire attention à ne pas le brûler.”