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Marseille gangrenée par la guerre des trafiquants de drogue : « Qu’est-ce que vous voulez que l’Etat fasse ? Les réseaux ont pris le pouvoir »

Dans la même soirée, vers 23 h 30 au nord de la ville, une autre fusillade en deux temps avait ciblé un groupe à peine plus vieux. Les premières rafales de kalachnikov, tirées depuis une voiture dans la cité du Castellas (15e), ont fait deux morts, âgés de 21 et 23 ans. Une poignée de minutes plus tard, les tirs ont repris à quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté de l’A7, atteignant six autres personnes, blessées aux pieds et aux jambes.

Bilan d’une seule nuit : trois morts et huit blessés, dont certains sont connus des services de police. Tous victimes probables de la guerre de territoire que se livrent les réseaux de stup. Un concentré sanglant d’une réalité tragiquement ordinaire : à Marseille depuis début janvier, le trafic a tué 14 personnes et blessé 43 autres.

Dès lundi matin, un collectif de familles de victimes a lancé un appel à se rassembler l’après-midi près de la cité du Castellas. Sur le parking voisin du Casino, ils ne sont qu’une trentaine. Surtout des femmes, surtout des militants associatifs des quartiers, quelques élus et des habitants des cités d’à côté. Samia, la quarantaine, s’est postée à l’écart avec sa voisine pour éviter les caméras  : ”C’est tous les jours. On a peur tout le temps pour nos jeunes. J’ai un fils de 24 ans et un de 20, quand ils sortent, je leur fais des câlins et des bisous au cas où ils ne rentrent pas.” Hanifa, elle, milite depuis quarante ans dans les quartiers Nordc : ”Je participe à la marche, mais je n’y crois plus. Ceux qui sont là, ce sont des militants ou des familles brisées qui n’ont plus rien à perdre, elles ont déjà tout perdu. C’est une ville qui mange sa jeunesse. A mes ­enfants comme aux autres, je leur dis partez.”

Women hold a banner reading "justice for families; stop to the killing of our children" during a white march following an overnight flare up in drug gang violence in Le Castellas district of Marseille, southern France, on April 3, 2023. - At least three people were shot dead and another eight were wounded during an overnight flare up in drug gang violence in the crime-plagued French port of Marseille, police said. Three separate shooting incidents have increased fears that tit-for-tat violence between rival gangs is spiralling after a series of fatal shootings over the last month. (Photo by CHRISTOPHE SIMON / AFP)
Quartier du Castellas à Marseille, ©AFP or licensors

”Point noir”

Le mince cortège se met en route. Sur le chemin, les habitants se penchent depuis les fenêtres pour les regarder passer. “Rejoignez-nous, ne nous regardez pas !” scandent les quatre femmes qui portent la banderole de tête. Parmi elles, Laetitia, dont le neveu Ryan, 13 ans, avait été tué il y a deux ans dans une autre cité marseillaise, les Marronniers. “Voilà pourquoi les choses ne s’arrangent pas, nos enfants tombent et personne ne se mobilise ! se désole-t-elle. Les gens ont peur des représailles.” Le groupe s’arrête sur la place centrale, juste à côté de l’Espace Ressources où les psychologues de la Dispav, la cellule d’assistance activée le matin même par la préfecture, reçoivent ceux qui, dans le quartier, voudraient bien parler. Zineb, 59 ans, est l’une des rares habitantes de la cité avoir rejoint le cortège. “Qu’est-ce que vous voulez que l’Etat fasse ? Les réseaux ont pris le pouvoir. C’était avant qu’il fallait agir.”

Du côté des autorités, on assure être à l’offensive. Depuis l’an dernier, le ministère de l’Intérieur a dépêché à Marseille des renforts policiers, la lutte contre le trafic est la priorité des priorités, martelait encore en début d’année la préfète de police Frédérique Camilleri, à l’occasion du bilan annuel de ses services. La politique de “pilonnage”, stratégie de harcèlement des réseaux mise en place ces dernières années, commence à porter ses fruits, assurait-elle. Tout en reconnaissant un “point noir” : le toujours très haut “niveau de violences” constaté, avec 65 homicides ou tentatives liées au trafic de stup sur le département en 2022, ayant entraîné la mort de 31 personnes. Sur ce plan, 2023 ne semble pas inverser la tendance.

Vendetta

Sur la fusillade de la Joliette, quatre personnes ont déjà été interpellées et placées en garde à vue. D’après les premiers éléments recueillis, cette tuerie pourrait être l’une des énièmes manifestations d’un conflit qui ensanglante la ville depuis l’été dernier : celui opposant deux réseaux de la cité la Paternelle (14e), l’une des plaques tournantes florissantes du trafic marseillais, ” à l’origine de la quasi-totalité des assassinats qui ont eu lieu ces derniers mois”, analysait la préfète de police Frédérique Camilleri dès lundi matin. Chaque clan a des intérêts dans d’autres cités de la ville, ce qui, pour les enquêteurs, expliquerait nombre de fusillades de ces dernières semaines, dans ”une dynamique d’appropriation de points de vente doublée d’une dynamique de vendetta”, expliquait lundi soir la procureure. ” Malheureusement, année après année, on continue dans cette dynamique particulièrement inquiétante”, notamment sur le rajeunissement des victimes de ces tueries, soulignait-elle encore.

Dans l’après-midi, cité du Castellas, un groupe d’ados avait observé le rassemblement depuis un banc, sur la place centrale. Maïssan, 13 ans, a entendu les coups de feu de la nuit. ”C’était pire là où j’habitais avant, à la Busserine, soutient son amie Nawel. Quand j’avais 9 ans, j’ai vu quelqu’un sous ma fenêtre se faire brûler à l’acide.” Sur le banc d’à côté, leurs deux copains du collège trouvent aussi que” c’est triste”. “Mais ça arrive tellement souvent”, balaie Bilel. Il raconte que la semaine dernière, la police est venue. Elle a effacé le tag de l’unique réseau de drogue de la cité : on voit encore les traces de peinture sur le mur derrière lui. ”Le tag était trop beau, dit Bilel, il y avait écrit Castellas Gang avec un dessin de la Casa de Papel. Le gérant a dit qu’ils allaient le refaire.”