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Guerre en Ukraine: le Washington Post a-t-il tendu un « piège » aux Russes ?

Les deux articles ne sont pas complètement contradictoires. Le New York Times se focalise sur l’incapacité de la Russie à réaliser des gains territoriaux avec son offensive hivernale, initiée il y a plusieurs mois sur différents fronts dont Bakhmout. A lire le quotidien américain, «les gains russes sont minimes, et ils ont un coût effrayant pour les deux parties», soulignant l’estimation de 200 000 Russes tués ou blessés. S’il n’avance aucun chiffre côté ukrainien, les pertes «seraient elles aussi énormes». Mais à propos des futures opérations que l’Ukraine pourrait entreprendre au printemps, le journal américain se contente de ceci : «Les Ukrainiens, qui prévoient un afflux important d’armes occidentales et de troupes fraîches dans les semaines et les mois à venir, devraient lancer une contre-offensive. Les analystes, les responsables ukrainiens et même les commentateurs russes ont suggéré qu’elle se produirait sur la partie sud-ouest du front, les Ukrainiens tentant de pousser à l’est de Kherson et au sud de Zaporijia vers la ville de Melitopol, dans l’espoir de couper le pont terrestre dont les Russes se sont emparés et qui relie la péninsule de Crimée à la région orientale du Donbass.»

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Un article pessimiste sur les capacités ukrainiennes

C’est là que le papier du Washington Post tient des propos bien différents. Beaucoup plus pessimiste sur l’état des forces ukrainiennes, l’article dresse le tableau d’une armée qui aurait perdu ses éléments les plus aguerris depuis le début de la guerre. Le ton est donné dès le premier paragraphe : «La qualité de la force militaire ukrainienne, autrefois considérée comme un avantage substantiel par rapport à la Russie, a été dégradée par une année de pertes qui a éloigné du champ de bataille un grand nombre des combattants les plus expérimentés, ce qui a conduit certains responsables ukrainiens à s’interroger sur la capacité de Kiev à lancer une offensive au printemps, très attendue.»

L’article se base principalement sur le témoignage d’un commandant ukrainien qui a vu ses hommes, quasiment tous tués ou blessés, remplacés par des conscrits peu aptes aux combats. Mais aussi à des déclarations d’officiels ukrainiens anonymes qui concèdent que la situation est critique et pourrait limiter les espoirs d’une contre-offensive au printemps aussi réussie que celle de l’année dernière : «“Nous n’avons ni les hommes ni les armes”, a ajouté un haut fonctionnaire [ukrainien, ndlr]. “Et vous connaissez le ratio : lorsque vous êtes à l’offensive, vous perdez deux ou trois fois plus de personnes. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre autant de personnes.» Et le Washington Post de préciser que «cette analyse est bien moins optimiste que les déclarations publiques des dirigeants politiques et militaires ukrainiens».

Il faut préciser que le papier est loin d’être conciliant avec la Russie, dont il souligne les problèmes d’effectifs, de munitions et de motivation sans capture de territoire au cours de son offensive, et ce malgré l’état des troupes ukrainiennes. Un responsable américain déclare d’ailleurs que «si les pertes de l’Ukraine sont importantes, celles de la Russie le sont encore plus».

Reste que l’article et son ton ont été massivement discutés ces derniers jours. Du côté ukrainien, de nombreuses voix ont critiqué le défaitisme qui y transparaîtrait. La question des pertes est un sujet extrêmement sensible, les officiels de Kiev ne communiquant pas de chiffres actualisés réalistes sur les tués et les blessés. La réaction est plus étonnante du côté russe. Certains canaux Telegram pro-Kremlin, de manière classique, ont repris tel quel l’article pour nourrir un narratif déjà en vogue selon lequel les troupes ukrainiennes seraient décimées, notamment à Bakhmout (et ce, alors qu’en réalité le ratio de pertes y est extrêmement défavorable aux forces russes).

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«Le plus important est de ne pas lire les journaux américains»

La surprise vient d’une publication d’un député russe, Andreï Medvedev (sans lien avec l’ancien président et Premier ministre Dmitry Medvedev). Dans un post Telegram, ce dernier décrit l’article comme une tentative de manipulation : «Selon certaines informations, Kiev douterait de sa capacité à lancer une offensive en raison de la baisse de la qualité des troupes. C’est ce qu’écrit le Washington Post. […] En d’autres termes, à en juger par l’intensification des opérations d’information de ce type, c’est-à-dire par l’augmentation du nombre de publications dans les médias occidentaux sur la prétendue impréparation de Kiev à une offensive, la préparation de celle-ci bat en réalité son plein. Et l’article du Washington Post a été écrit uniquement pour que nos “analystes“ et “experts” (et les politiciens, d’ailleurs), habitués depuis leur jeunesse à croire que la BBC, CNN ou Voice of America disent la vérité, cessent de prendre au sérieux la menace d’une attaque de l’armée ukrainienne.»

Andreï Medvedev termine son message en soulignant : «Le plus important pour nous est de ne pas lire les journaux américains le matin et, si nous le faisons, nous ne devons pas penser que notre ennemi manque de quelque chose. Même si c’est le cas, c’est leur problème.» Une affirmation qui a séduit de nombreux canaux Telegram favorables au pouvoir russes, jusqu’à être repris par différents «milblogueurs» (une galaxie d’influenceurs militaires qui oscillent du commentaire à l’analyse) comme Rybar, un influent compte pro-Kremlin spécialisé dans l’analyse militaire et le renseignement d’origine sources ouvertes.

Cet épiphénomène souligne les nombreuses incertitudes de cette période, où l’attente d’une nouvelle contre-offensive ukrainienne alimente des spéculations. Ce n’est pas la première fois que des soupçons d’intoxications sont formulés à propos d’affirmations du camp ukrainien. La semaine dernière, des déclarations du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et du chef de l’armée de terre de Kiev, particulièrement catastrophistes sur ce qui arriverait si Bakhmout tombait, avaient déjà été remises en cause par certains analystes et chercheurs étudiant le conflit.