France

L’incroyable enquête sur de mystérieuses « coulures » apparues sur des toiles de Soulages

Il arrivait à Pierre Soulages, le maître de l’Outrenoir, de tracer volontairement des coulures sur ses toiles. Mais sur trois de ses œuvres, trois sur les quelque 1.900 huiles du prolifique artiste, ces écoulements de peinture ramollie – visibles à l’œil nu pour les bons spécialistes du maître – ne sont pas de son chef. Les trois tableaux ont été peints entre novembre 1959 et mars 1960. L’un est aux Etats-Unis, un autre en Finlande. Le troisième, majeur, appartient au musée d’art contemporain des Abattoirs de Toulouse et fait couler beaucoup d’encre depuis la diffusion le 5 mai par le CNRS d’une vidéo sur les travaux scientifiques menés sur ces « altérations ».

Si pour le grand public, le phénomène semble nouveau, il ne l’est pas pour les spécialistes. Non, des toiles de Soulages ne sont pas mises soudainement à couler, tout comme celles de Van Gogh n’ont pas noirci du jour au lendemain. « C’est une histoire comme il y en a plein dans l’histoire de l’art, elle a commencé il y a plus de dix ans et Soulages [décédé en octobre 2022] était parfaitement au courant », explique Benoit Decron, le directeur du musée consacré au maître à Rodez, qui ne voudrait pas au passage « qu’une taupinière se transforme en pyramide ».

La piste du marchand de couleurs

« Soulages qui était un très grand technicien a travaillé avec nous sur la toile des Abattoirs, c’était formidable d’avoir l’artiste avec nous », confirme Pauline Hélou de la Grandière, la restauratrice indépendante qui planche avec les spécialistes du CNRS sur le mystère des « coulures » de la toile. Avec beaucoup d »enthousiasme « mais aucune inquiétude pour l’œuvre ». « Au contraire. La conservation est une discipline en perpétuelle évolution et avancer dans nos recherches est une garantie que les toiles seront mieux conservées et mieux restaurées », explique cette spécialiste de Soulages, autrice d’une thèse baptisée « Noirœs », pour Nouveaux outils interdisciplinaires pour la restauration des œuvres de Soulages. D’autant que d’autres toiles, d’autres maîtres de la Seconde école de Paris et peintes aussi à la fin des années 1950, recèlent des coulures. Elles ont été documentées sur des Riopelle ou des Karel Appel par exemple.

Des similitudes qui donnent une première piste pour résoudre le mystère des coulures, « cette caractéristique de vieillissement inhabituelle ». Celle, chimique, du fournisseur, du marchand de couleurs, qui achalandait les galeries du Tout-Paris et bien au-delà. Il a pu « changer la formule du plomb » qu’il utilisait, favorisant une « saponification » donnant des décennies plus tard cette apparition de touches de peinture plus souple. « C’était aussi un temps où les artistes faisaient épaissir leur huile au soleil, sur leur balcon, dans l’air pollué de Paris, souligne Pauline Hélou de la Grandière. Ce qui est sûr, c’est que le phénomène apparaît chez les artistes parisiens et pas chez les Américains. » Mais, comme quelques toiles seulement sont touchées, la restauratrice est persuadée que « de multiples facteurs sont en jeu ». Exposition, transport, entreposage des tableaux, la passionnante enquête, qui nécessite de se déployer aussi bien dans les archives poussiéreuses que sous les microscopes des laboratoires, pourrait encore durer des années

En attendant, l’équipe scientifique a mis au point une « lampe astronomique » capable de dévoiler les variations de brillance des toiles, et de « monitorer » celle des Abattoirs pour prévenir l’évolution des coulures. A Rodez, Benoit Decron l’assure, aucun visiteur n’évoque le sujet. Personne ne scrute différemment les toiles ou n’y colle son nez. Et l’exposition événement sur Les derniers Soulages 2010-2022 se prépare en toute sérénité.