France

Festival du livre 2023 : Mais pourquoi achète-t-on des bouquins neufs alors qu’il nous en reste plein à lire ?

Les Misérables, La promesse de l’aube et Le Comte de Monte-Cristo prennent la poussière sur la bibliothèque de Romain plus qu’ils n’y trônent fièrement. La promesse de l’aube a bien été entamée par ce trentenaire, mais il a lâché l’affaire après une centaine de pages et ne saura probablement jamais le twist final sur les lettres de maman Gary. Les aventures d’Edmond Dantès ou de Jean Valjean n’ont, elles, même pas été commencées. Malgré ces trois monuments de la littérature qui l’attendent, Romain ne peut s’empêcher d’acheter de nouveaux livres chaque fois qu’il rentre dans une librairie. Un jour, promis, il les lira tous. Ou pas, probablement.

Ce syndrome d’acheter de nouveaux bouquins alors qu’on a déjà toute une pile à lire chez soi est si commun qu’il a même son petit nom : le « tsundoku ». Soit la contraction des termes japonais « tsunde-oku », le fait d’accumuler des choses pour les utiliser plus tard, et « doku-sho », signifiant livre. A l’occasion du Festival du livre de Paris, qui ouvre ses portes ce vendredi jusqu’à dimanche, 20 Minutes s’est penché sur ce phénomène.

La promesse du tome

« L’offre de livres est très large, ce qui multiplie les tentations. Il y en a sans cesse de nouveaux, sur plein de thèmes différents, et des sollicitations de toute part – réseaux sociaux, critiques, amis, conseil du libraire. Forcément, c’est difficile de ne pas craquer », note Vanessa Lavergne, responsable marketing des éditions Plon. « Je ne sais pas si on peut parler d’une surconsommation de livres de la part des lecteurs, mais d’une surproduction des grandes maisons d’édition, ça oui », poursuit Aline Sirba, chroniqueuse littéraire. Deux grosses rentrées littéraires chaque année, avec en moyenne 500 nouveaux ouvrages par rentrée, et un flux continu de bouquins dans les librairies.

Attention donc à ne pas boire la tasse, surtout avec l’arrivée des influ-bookeurs, ces influenceurs Tik Tok, Youtube et Instagram qui ont accéléré ce phénomène de tsundoku. « Cette tentation permanente est doublée d’une compétition un peu malsaine, une course à celui qui achète et lit le plus de livres, déplore Aline Sirba. Les vidéos où les influenceurs dévoilent leurs achats ou leurs lectures du mois, avec des piles de 20 voire 30 livres, sont celles qui font le plus de vues, ce qui pousse à toujours plus. Et évidemment, ces comportements influent sur le consommateur. »

A la recherche du temps perdu

Certes, dans l’industrie culturelle, le livre n’est pas le seul domaine à souffrir de surproduction. La même critique pourrait être faite sur la musique, le cinéma ou les séries. Mais à la différence d’un film ou d’une chanson, lire prend du temps. Selon le site Personal Creations, qui recense le nombre d’heures pour lire les romans les plus célèbres, il faut plus de 8 heures pour terminer Madame Bovary, 26 heures pour la saga du Seigneur des anneaux, et plus de 32 heures pour le mastodonte Guerre et Paix. Si Romain se décide à lire Les Misérables, cela lui prendra une vingtaine d’heures (mais ça vaut le coup). Et on parle d’heures concentrées, pas sur le canapé à chiller devant Netflix. Bref, « il est plus facile d’acheter un livre que de le lire, voilà pourquoi des piles s’accumulent à la maison », résume Vanessa Lavergne.

« L’individu a tendance à surestimer le temps qu’il peut consacrer à la lecture », poursuit Dominique Desjeux, anthropologue spécialiste de la consommation. D’où ce magot qui s’accumule en pensant qu’un jour, on aura le temps. S’ajoute la peur de manquer. « Tout comme on prend une voiture avec un plus gros coffre que nécessaire  »au cas où on déménage un jour, ça pourra servir », on achète plus de livres qu’on en lit, au cas où », poursuit le spécialiste. Aline Sirba évoque le cas de certains lecteurs ayant besoin d’une dizaine, voire d’une centaine de livres non lus dans leurs bibliothèques, « sinon ils ont l’impression de ne pas avoir le choix et ont peur de manquer de lectures disponibles ». Une crainte renforcée depuis le premier confinement « où effectivement, pris par surprise, beaucoup se sont retrouvés avec un nombre insuffisant de livres à lire ».

Voyage au bout de la librairie

Et les bouquins s’entassent d’autant plus facilement « que contrairement à d’autres achats, il y a rarement la culpabilité à acheter trop de livres. C’est un objet bien vu socialement, avec une durée de vie quasi illimitée. Ça se jette rarement, on le donne, le prête, le revend, on n’a pas l’impression d’avoir gâché quelque chose ou d’avoir fait un acte égoïste », développe Aline Sirba.

Et si, dès l’achat, le consommateur savait pertinemment qu’il n’allait pas lire son roman… Mais qu’il s’en fichait totalement ? « Il faut distinguer le plaisir de lire et le plaisir de posséder », indique Vanessa Lavergne. Pas un hasard si à la maison, la bibliothèque est souvent bien mise en évidence. « C’est un bel objet, on peut avoir la volonté d’afficher sa collection, être tenté par une jolie couverture ou avoir envie d’avoir des classiques chez soi. »

Un constat que développe Claude Poissenot, enseignant-chercheur à l’IUT « Métiers du livre » de Nancy et auteur de Sociologie de la lecture (Cursus, 2019). « Quand on achète un livre, on achète avant tout un symbole et un certain idéal du monde et de soi, plus qu’un objet de lecture. Trier sa bibliothèque personnelle ressemble souvent à une introspection, tant les livres qu’on a achetés disent quelque chose de nous, de notre entourage, de notre vision de la vie ou de ce qu’on souhaite devenir. Ce n’est pas pour rien que le livre matériel résiste à tous les changements numériques ». Au final, Romain ne lira peut-être jamais la délicieuse vengeance du Comte de Monte-Cristo. Mais il a déjà chez lui Alexandre Dumas.