Belgique

Magaly Rodriguez : “Mes étudiants se croient à l’étranger à Molenbeek et sont très étonnés de constater que le néerlandais y est parlé”

Une immense cheminée d’usine en brique rouge, narguant le ciel gris, se dresse au milieu de cet endroit insolite, comme pour rappeler le passé industriel de la commune hypermédiatisée après les attentats à Paris. “Molenbeek, et par extension Bruxelles, avait été qualifiée de “hellhole” (trou à rats, NdlR) par Donald Trump, rappelle l’historienne.

Coulée dans le moule flamand

Chaleureuse, Magaly passe au “tu” d’emblée. Et se livre facilement. Après un bref séjour aux États-Unis, la jeune femme, alors âgée de 21 ans, arrive en Belgique en 1994. Immédiatement, elle se coule dans le moule flamand car sa famille d’accueil réside à… Brussegem dans le Brabant flamand. Ne connaissant que l’espagnol et l’anglais, Magaly décide d’apprendre le néerlandais, ce qui lui garantira une intégration fluide, optimale. Passionnée d’histoire contemporaine, elle s’inscrit à la Vrije universiteit Brussel (VUB) où elle décrochera son diplôme quatre ans plus tard. La vie d’étudiant lui plaît. “Immédiatement, j’ai adoré Bruxelles et en 1996, j’ai fait le choix de m’y domicilier. Après avoir passé trente ans en Belgique, j’ai l’impression d’être devenue Belge”, conclut-elle.

La jeune historienne grimpe un à un les échelons universitaires se sentant très à l’aise dans ses nouveaux habits académiques. La chance lui sourit alors une nouvelle fois. Connaissant bien ses compétences et aptitudes, l’ancienne rectrice de la VUB, la professeure Els Witte, lui confie un projet de recherche dans le domaine de la politique communautaire bruxelloise. Son projet est un succès et elle décide d’aller plus loin encore. On lui permet de faire un doctorat centré sur les mouvements syndicaux dans un monde de plus en plus globalisé. Elle publie aussi un ouvrage consacré à la prostitution et ses filières dans le monde entier. En 2015, un poste de chargé de cours s’ouvre à la KU Leuven – qu’elle ne peut refuser. Aujourd’hui, elle y enseigne l’histoire contemporaine.

”À Bruxelles, on peut être soi-même”

Magaly Rodriguez tient à Bruxelles comme à la prunelle de ses yeux. Comment définiriez-vous la ville ? “J’aime son chaos organisé. Tout semble possible à Bruxelles. L’absence de contraintes me plaît aussi. Ce qui m’effraie, c’est la perfection scandinave. J’adore ce qui est en marche. Bruxelles a un côté chaleureux, multicolore, s’enthousiasme l’historienne. J’ai besoin d’un environnement chaotique, en mouvement, où l’on se sent vivre. Quand on s’installe à New York on devient New-yorkais, à Londres, Londonien, à Paris, Parisien… À Bruxelles, on peut être soi-même.”

La professeure d’histoire est très attachée à la diversité culturelle de Bruxelles. “Mes origines latino-américaines y sont sans doute pour quelque chose. À Bruxelles, on m’adresse souvent la parole en arabe. À Louvain, on me parle en anglais ou en français. À chaque fois, je leur réponds courtoisement en néerlandais ce qui crée la surprise. Notre fils Leo est né à Bruxelles. C’est un vrai Bruxellois.” Un Bruxellois polyglotte. “À la maison, nous parlons un mix de néerlandais et d’espagnol, expose Magaly Rodriguez. Notre fils est scolarisé en néerlandais à l’athénée de Koekelberg. Mais il joue au football et parle en français avec ses potes à Ganshoren. Il a plusieurs amis d’origine marocaine. Il s’initie à la culture musulmane grâce à ces amis. Mon mari apporte son passé limbourgeois et moi, mon éducation latino-américaine. En outre, Leo baigne dans une culture anglo-saxonne, comme beaucoup de Flamands. Cette mixité est très enrichissante.” Jusque dans la vie de quartier. “Avec l’accord de la Région qui mène une politique très sociale, rapporte-t-elle, des Roms se sont installés dans une ancienne boulangerie désaffectée à côté d’ici. Ils ont gagné la sympathie des voisins. Ils se sont mis à nettoyer le trottoir, ce que les riverains ont apprécié.”

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Étudiants flamands à Molenbeek

L’historienne éprouve une irrésistible envie de partager la fascination pour sa ville d’adoption avec ses… étudiants. “Chaque année, j’organise une visite guidée à Molenbeek pour mes étudiants, assure la professeure. Je leur propose une plongée dans l’histoire contemporaine de ma commune. Molenbeek est un concentré des ingrédients de l’histoire de Bruxelles. Dépaysement assuré. Mes étudiants sont perplexes et réjouis à la fois : ils se croient à l’étranger. Ils sont très étonnés de constater que le néerlandais y est parlé…”

Et de poursuivre : “Je les emmène toujours visiter le projet BelMundo, une initiative sociale qui fait partie de l’Atelier Groot Eiland (l’île au travail) qu’héberge l’ancienne usine Bellevue. Les légumes viennent tout droit du jardin situé derrière le bâtiment. Il s’agit d’une organisation qui offre une formation aux personnes sans emploi. Sous la supervision d’experts, ces apprentis restaurateurs issus du monde entier se forment aux techniques de la restauration. Et on n’y parle que le… néerlandais, chacun à son niveau !”

La pauvreté et… la culture

L’insécurité règne au centre de Bruxelles, le trafic de stupéfiants est visible dans les quartiers… “Oui, c’est vrai, admet-elle d’abord. À Londres, Paris ou New York, cette précarité n’est pas apparente. Mais elle a seulement été gommée de leur centre-ville, tout clinquant. Elle existe toujours dans les banlieues.”

Magaly Rodriguez constate un appauvrissement d’une partie de la ville, de plus en plus désertée par les classes moyennes. “C’est un problème depuis des années, confie-t-elle. Molenbeek est touchée par la grande pauvreté. Elle accueille de nombreux immigrés, des sans-papiers… Mais il y a aussi un Bruxelles des riches. Les classes sociales aisées habitent dans les communes riches (Woluwé, Boitsfort, Uccle, NdlR). Les problèmes de gouvernance, le nombre élevé de migrants, le prix des logements – alors que beaucoup de logements sont désertés – sont un vrai défi pour la capitale de l’Europe. Mais en même temps, nulle part qu’à Bruxelles, il y a autant de nouveaux projets culturels et artistiques qui sortent de terre. La créativité culturelle s’y exprime aussi puissamment qu’à Glasgow ou Berlin.”

Muntpunt, the place to be

C’est aussi parce qu’elle aime tant Bruxelles que Magaly Rodriguez a accepté de présider Muntpunt, la grande bibliothèque aux allures futuristes ouverte par la communauté néerlandophone de Bruxelles il y a dix ans. La grande bibliothèque est un repère sûr bordant la Place de la Monnaie à Bruxelles. Le lieu est devenu “the place to be” pour beaucoup d’internautes et d’amateurs de lecture. Muntpunt propose en plus toute une gamme d’activités culturelles s’adressant à des publics divers. Magaly Rodriguez : “C’est Sven Gatz (ministre Open VLD en charge des Finances et de la promotion du multilinguisme, NdlR), qui m’a proposé ce poste il y a deux ans. “Au départ, j’étais perplexe… J’ai alors décidé de consulter quelques amis. En discutant avec eux, j’ai senti que je pouvais m’engager pour une cause sociale et culturelle sans être membre d’un parti politique. Finalement j’ai accepté”, sourit la professeure.