Belgique

« Ils ont une autre philosophie de travail que les ouvriers belges » : pourquoi y a-t-il autant d’étrangers dans la construction ?

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Ces ouvriers détachés viennent souvent des pays de l’Est. Mais pas seulement. Les nationalités les plus représentées sont les Portugais (11,5 %), les Polonais (10,31 %), les Ukrainiens (10,28 %), les Néerlandais (10,13 %) ou encore les Roumains (9,57 %).

”Ils ne dorment pas entassés dans des containers”

Pour de nombreux entrepreneurs, le recours à cette main-d’œuvre étrangère permet de remédier aux pénuries criantes de personnel ; pour rappel, il y a 15 000 postes vacants dans la construction. Marc*, gérant d’une entreprise de bâtiment à Liège, peinait à trouver des ouvriers qualifiés dans l’étanchéité. Il a donc fait appel à des sociétés d’intérim actives un peu partout en Europe et compte aujourd’hui dans son équipe 10 % de personnel détaché. “Pour le moment, j’ai des Espagnols, des Roumains et des Polonais sur mes chantiers, et cela se passe très bien, témoigne le Liégeois. Certains ne parlent pas français, mais ça ne pose pas de soucis parce qu’ils ont beaucoup d’expérience dans le bâtiment et sont très autodidactes. Seuls les gestes suffisent pour qu’ils comprennent les tâches à effectuer.” Marc se dit très satisfait du travail réalisé. “Les travailleurs étrangers sont souvent très motivés. Ils ont une autre philosophie de travail que les ouvriers belges, qui ont parfois le cul dans le beurre (sic) ou qui fournissent des certificats médicaux à tire-larigot”, estime l’entrepreneur, qui insiste sur la légalité de la pratique : “Les travailleurs détachés que je recrute ont les mêmes conditions de travail et le même salaire que mes ouvriers belges, je ne fais aucun profit.

Un constat partagé par Simon*, qui emploie des Portugais, des Moldaves et des Roumains dans son entreprise de recouvrement depuis 10 ans. “Ces ouvriers font simplement le travail que les Belges ne veulent pas faire. Il faut sortir des clichés : mes hommes ne dorment pas entassés à dix dans des containers.

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« Ces ouvriers font simplement le travail que les Belges ne veulent pas faire »

Certains stéréotypes ont toutefois la vie dure. Des entrepreneurs interrogés dans le cadre de notre dossier ont confié ne pas vouloir recruter du personnel détaché par peur d’un “travail mal effectué” ou d’une mauvaise intégration. D’autres disent craindre la réaction de leurs employés. “On a peur que cela crée un malaise au sein de notre équipe d’ouvriers wallons. Pour être honnête, si je recrute des Roumains, je peux être sûr que je recevrai des préavis dans la semaine. Mais si, un jour, je n’ai pas d’autre choix, je le ferai”, confie un entrepreneur de terrassement de la région de Charleroi.

Marin*, un ouvrier roumain détaché sur un chantier dans le Hainaut, confirme que le tableau n’est pas toujours rose. “La situation est difficile car on arrive dans un pays où l’on ne connaît personne, où l’on ne maîtrise pas la langue. Et puis, on nous demande toujours d’en faire plus, surtout nous, les Roumains.”

Un détachement oui, mais encadré

Cela étant, la majorité des entrepreneurs ne sont pas forcément opposés au détachement, à condition qu’il soit strictement encadré. “Ce serait inacceptable si on avait des ouvriers belges à foison prêts à travailler, et qu’on allait juste chercher de la main-d’œuvre à l’étranger parce qu’elle coûte moins cher. Mais ce n’est pas ce qui se passe”, estime Jérémie Chêne, administrateur d’une entreprise de travaux à Trooz, qui n’engage que des Belges. Pour Frédéric Beaucamp, administrateur-délégué d’une entreprise de travaux routiers à Haulchin, le respect des règles est particulièrement nécessaire pour les travaux publics : “L’entreprise qui obtient un marché public est souvent celle qui propose le devis le moins cher. Donc si une société engage des étrangers non déclarés ou sous-payés, alors les autres ne peuvent plus rivaliser ni aligner leur prix, ce qui est de la concurrence déloyale.”

* Prénoms d’emprunt

Plus d’une entreprise sur trois en irrégularité

Si le détachement, consacré par le principe de libre circulation des biens et des services, permet de lisser le marché du travail européen, il reste fortement sujet à la fraude. “De manière générale, le risque de fraude est grand lors de toutes les situations de détachement, mais ce risque est plus prégnant dans le secteur de la construction”, indique Damien Delatour, directeur général de l’Inspection du travail (SPF Emploi).

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D’abord, le détachement peut entraîner une distorsion de concurrence, pointe Damien Delatour. Le travailleur détaché restant soumis à la sécurité sociale de son pays d’origine, il peut exister une distorsion entre les taux d’imposition fiscaux et sociaux des pays d’envoi et des pays d’accueil. “Un entrepreneur belge qui fait appel à de la main-d’œuvre roumaine aura un avantage concurrentiel en raison des charges sociales plus faibles en Roumanie, illustre Damien Delatour. Mais cela est tout à fait légal.” Par contre, là où le bât blesse, c’est quand des entrepreneurs belges ne rémunèrent pas leur personnel détaché au tarif belge en vigueur, ce qui est illégal. “L’ouvrier détaché doit se voir appliquer les mêmes conditions de travail et de rémunération qu’un travailleur belge occupé aux mêmes tâches, rappelle Damien Delatour. Or, on observe énormément d’entreprises qui n’appliquent pas les barèmes belges. C’est de la fraude classique.

Montages opaques et frauduleux

Le secteur de la construction est également sujet à d’autres types de montages frauduleux. Le phénomène des “entreprises boîte aux lettres”, notamment, se répand de plus en plus. Concrètement, un travailleur détaché doit disposer d’un contrat de travail dans son pays d’origine avant d’être temporairement envoyé en Belgique. Or, certains ouvriers vivent déjà en Belgique et ont simplement un contrat fictif dans un autre pays, où ils n’ont jamais mis les pieds. “Des entrepreneurs belges créent par exemple des entreprises en Roumanie, dans lesquelles ils n’ont aucune activité réelle mais juste une boîte aux lettres, simplement pour payer moins de charges sociales, pointe Damien Delatour. Dans certains pays, il existe des immeubles où des centaines d’entreprises fictives ont leur siège.

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Le phénomène de la sous-traitance en cascade est également très répandu. “On a parfois des cascades très opaques de sous-traitance, incluant cinq ou six entreprises, indique Damien Delatour. In fine, au bout de la chaîne, celui qui fait réellement le travail se retrouve avec un salaire indécent. Car inévitablement, chaque maillon intermédiaire du système s’est fait un bénéfice en sous-traitant ses missions.” Brahim Halimi, secrétaire fédéral de la FGTB construction, parle d’” esclavage moderne” : “Plus on sous-traite, plus on se retrouve avec des salaires dérisoires, parfois à 3 ou 4 €/heure, avec des ouvriers qui dorment même sur le chantier.

Dix-sept millions d’euros de régularisation en 2022

En 2022, 2 579 entreprises de construction ayant recours au détachement ont été contrôlées par l’inspection sociale. Au moins une infraction a été constatée dans 928 d’entre elles, soit 36 %. Un pourcentage sensiblement supérieur à l’ensemble des secteurs confondus (34 %). Pire, les constatations d’infractions de salaires liées au détachement — salaires non payés ou insuffisants – ont entraîné des régularisations pour 27,6 millions d’euros pour l’ensemble des secteurs, parmi lesquels 17 millions rien que pour le secteur de la construction (62 %).

Pour lutter contre ces abus, le ministre du Travail et de l’Économie Pierre-Yves Dermagne (PS), en collaboration avec les syndicats, planche actuellement sur des projets de loi afin de mieux encadrer le recours à la main-d’œuvre étrangère sur les chantiers. Deux textes, qui seront présentés prochainement, visent notamment à limiter la sous-traitance en cascade et à responsabiliser davantage les donneurs d’ordre en cas de dettes salariales.

Le détachement, vecteur principal de migration économique

De manière générale, la Belgique attire toujours plus de travailleurs détachés. En 2022, 260 638 personnes sont venues travailler au moins un jour en Belgique, pour un total de plus de 43 millions d’heures de travail. En chiffre absolu, le détachement est, de loin, le canal de migration économique le plus important.

Il y a, en Belgique, trois grands vecteurs de migration économique. Le premier concerne les travailleurs européens qui viennent en Belgique au nom de la libre circulation à l’intérieur de l’espace européen et qui s’installent dans le pays. Cela représente environ 29 000 personnes. Il y a ensuite les travailleurs qui viennent de pays extérieurs à l’Union européenne (les pays dits tiers) via les différents types de permis de travail. Les Régions en ont délivré et renouvelé environ 14 000 en 2021. Les travailleurs détachés composent la troisième grande catégorie. Avec plus de 250 000 personnes venues sur le territoire dans ce cadre, c’est le vecteur le plus important même si, il faut le préciser, il y a une grande disparité entre les durées de séjour. Certains travailleurs ne restent que deux ou trois jours sur le territoire, certains plusieurs semaines. Cela dépend de la durée de la mission”, explique Dries Lens, chercheur qui a consacré une vaste étude aux travailleurs détachés, sur base des chiffres de l’ONSS, repris dans le rapport de Myria consacré à la migration économique.