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Seconde Guerre mondiale: les Juifs refoulés de Suisse ont été moins nombreux – SWI swissinfo.ch

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Des réfugiés militaires italiens franchissent la frontière à Stabio, le 17 septembre 1943.


Ch. Schiefer, Archivio di Stato del Canton Ticino, Bellinzona

Une nouvelle étude revoit à la baisse le nombre de réfugiés juifs refoulés à la frontière sud de la Confédération helvétique durant la Deuxième Guerre mondiale. Son auteur met toutefois en garde contre le recours aux chiffres comme unique critère d’évaluation de la politique d’asile de la Suisse.

L’attitude de la Suisse à l’égard des réfugiés – et des Juifs en particulier – pendant la période du fascisme et la Deuxième Guerre mondiale est un thème phare du débat historiographique helvétique. Et ce, depuis l’après-guerre. La discussion a souvent porté sur le nombre de personnes refoulées/acceptées aux frontières, les données statistiques faisant office d’étalon de mesure de la position morale du pays face au drame de celles et ceux qui fuyaient la guerre et l’extermination.

La question du refoulement aux frontières a également joué un rôle de premier plan au moment de la publication des travaux de la Commission indépendante d’experts «Suisse – Seconde guerre mondiale» (la Commission BergierLien externe) et de la réception qui en a été faite dans le pays. Et cela malgré certains aspects plus novateurs des recherches de la commission, liés par exemple aux relations économiques et financières de la Suisse avec l’Allemagne nazie.

Des données incertaines

S’agissant des refoulements de réfugiés aux frontières, la commission s’est appuyée sur les recherches préexistantes de l’historien Guido KollerLien externe, collaborateur aux Archives fédérales. En combinant les données de diverses provenances, ce dernier chiffre les réfugiés civils refoulés à 24’398 personnes.

Dans son rapport final de 2002, la Commission Bergier les estime à quelque 20’000. Elle tient compte du fait que certains s’y sont repris à plusieurs fois dans leur tentative d’être admis en Suisse. Si ces données se réfèrent en bonne partie à la catégorie générique des réfugiés civils, et non spécifiquement aux réfugiés juifs, autant Guido Koller que la Commission Bergier considèrent que les personnes refoulées ont été en grande partie juives.

Une hypothèse qui fait aujourd’hui l’objet d’une analyse critique de la part de l’historien tessinois Adriano Bazzocco. Ses travaux sont publiés dans la revue en ligne Saggis di DodisLien externe et reposent sur les données de la frontière sud de la Suisse. Et plus précisément l’arrondissement douanier IV (Tessin et district de la Moesa).

À la frontière sud

La focale sur le sud est particulièrement révélatrice étant donné que, comme le note Adriano Bazzocco, plus de la moitiéLien externe des refoulements signalés par Guido Koller (12’508) sont intervenus le long de la frontière du Tessin et du val Mesolcina.

À l’époque, après l’armistice italien du 8 septembre 1943, la ligne de démarcation est traversée par une foule hétérogène de réfugiés. On y voit des antifascistes de la première heure, des Juifs, des prisonniers de guerre, des personnes cherchant à échapper au recrutement forcé dans les groupes de travail destinés à l’Allemagne et surtout des soldats italiens en déroute.

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Réfugiés militaires italiens à Stabio, 17 septembre 1943.


Dodis /Ch. Schiefer, Archivio di Stato del Canton Ticino, Bellinzona

La Suisse est alors prise au dépourvu. Ce d’autant plus que les soldats italiens se présentent à la frontière de manière informelle, sans uniformes ni armes. Les règles des Conventions de La HayeLien externe ne peuvent s’appliquer (traitement des prisonniers de guerre). La Suisse considère ces soldats comme des civils bien qu’elle finisse par en interner une partie.

L’examen des chiffres de l’afflux de réfugiés après le 8 septembre 1943 à la lumière de certains documents inusités ou insuffisamment étudiés fait dire à Adriano Bazzocco qu’une partie importante des refoulements le long de la zone frontalière sud a d’abord concerné les soldats italiens. Et non les réfugiés juifs.

«Il n’en arrive pas des centaines»

Une première source permet à l’historien tessinois de revoir le tableau dressé par la Commission Bergier. Il s’agit des notes d’Heinrich RothmundLien externe, directeur de la division de la police du Département fédéral de justice et police, qui portent sur les semaines de la mi-septembre 1943, moment où plus de quatre mille personnesLien externe ont été refoulées vers l’Italie.

Dans une note du 21 septembreLien externe, le haut fonctionnaire observe que jusque-là, les Juifs ont été accueillis. Il ajoute: «Si nous refoulons un grand nombre d’Italiens non-juifs soumis à l’obligation militaire et que nous accueillons tous les Juifs, il pourrait y avoir une réaction très désagréable dans l’opinion publique».

C’est pourquoi le haut fonctionnaire évalue la possibilitéLien externe de refouler certains réfugiés juifs. Mais son supérieur, le conseiller fédéral Eduard von Steiger, préoccupé par l’imminence du débat parlementaire sur la question des réfugiés, l’exhorte à la prudenceLien externe. «Il n’en arrive pas des centaines, nous pouvons donc attendre que la question soit réglée», acquiesce Heinrich Rothmund.

Au même moment, deux documents de la division de la police (22 septembre 1943Lien externe et 24 septembre 1943Lien externe) font état du refoulement de 1726 réfugiés vers l’Italie. Sur la base des informations fournies par Heinrich Rothmund, on peut déduire que seule une petite partie d’entre eux étaient juifs.

Le secteur de Mendriso

La situation à la frontière tessinoise est éclairée par un autre élément. Il s’agit de deux registres du secteur de Mendrisio de l’arrondissement douanier IV, soit l’extrémité sud du canton du Tessin. Des écrits portant sur les années 1943-44Lien externe et 1944-45Lien externe. Cette source apparaît des plus pertinentes puisque 57% des réfugiés juifs venant d’Italie après le 8 septembre 1943 ont été enregistrés dans ce secteur.

Selon ces documents, sur 3131 réfugiés juifs signalés, 468 ont été refoulés (environ 13% des Juifs s’étant présentés à la frontière). Au total, 4851 refoulements ont été exécutés, dont plus de la moitié touchant des réfugiés militaires.

Contrôle médical des réfugiés militaires à Stabio, 17 septembre 1943.


Contrôle médical des réfugiés militaires à Stabio, 17 septembre 1943.


Ch. Schiefer, Archivio di Stato del Canton Ticino, Bellinzona

La même source permet aussi d’analyser l’évolution des pratiques à la frontière. On peut observer par exemple que les 21 et 22 septembre 1943, dans le secteur de Mendrisio, 48 Juifs ont été accueillis et 19 refoulés. Ce qui confirme que dans cette phase, les refus d’entrée en Suisse ont surtout concerné d’autres catégories de réfugiés.

Des moments dramatiques

En septembre 1943, marqué par une forte pression à la frontière, on a enregistré un nombre relativement élevé de refoulements de Juifs (171 contre 266 acceptés). Mais les chiffres ont régressé à la fin du même mois. En octobre et novembre, les refus se sont faits sporadiques.

Mais, lorsqu’à la fin novembre, les autorités néo-fascistes de la république de Salò ont ordonné l’arrestation systématique de tous les Juifs et leur internement en camps de concentration, un nombre important de gens a repris la direction de la frontière italo-suisse.

C’est un moment dramatique qui a aussi eu des répercussions sur les refoulements. Entre le 3 et le 10 décembre, 207 réfugiés ont été renvoyés en Italie alors que 305 étaient acceptés (cela signifie que durant cette période, environ 40% des Juifs se présentant à la frontière ont été refoulés). Les semaines suivantes, l’afflux de réfugiés s’est atténué et à partir de janvier 1944, on n’a plus enregistré de non-admission de Juifs.

Les seules photos existantes de réfugiés juifs arrêtés par les soldats allemands dans la province de Varèse, à la frontière italo-suisse.


Les seules photos existantes de réfugiés juifs arrêtés par les soldats allemands dans la province de Varèse, à la frontière italo-suisse.


Museo del Risorgimento, Milano

«Au-delà du nombre des refoulements, les chiffres indiquent que lorsque la pression à la frontière est plus importante, la probabilité d’être accepté en Suisse est nettement réduite, observe Adriano Bazzocco. Autrement dit, le niveau de la menace à laquelle les Juifs d’Italie sont exposés semble n’avoir qu’un rôle secondaire dans la politique à l’égard des réfugiés. Et cela bien que la Suisse disposât d’informations fiables sur l’extermination des Juifs.»

Des chiffres et au-delà

Les observations retirées des registres du secteur de Mendrisio sont corroborées par un autre document qui résume les données à propos des réfugiés acceptés et refoulés le long de la frontière du secteur de Locarno. Sur ce tronçon, 447 Juifs ont été acceptés et 118 refoulés.

Si l’on applique le chiffre moyen des refus d’entrée sur les deux secteurs en question à l’ensemble des Juifs acceptés le long de la frontière avec l’Italie, on obtient un chiffre de 955 refoulements. «Un chiffre évidemment hypothétique, d’autant que nous ne savons presque rien des refoulements aux Grisons et en Valais, relève l’historien. Il est de plus avéré que certains réfugiés refoulés ont tenté d’entrer à nouveau en Suisse, parfois avec succès.»

Parmi les 12’500 personnes refoulées sur la frontière tessinoise et du val Mesolcina, une petite partie seulement était juive. «Il est toutefois important de ne pas répéter l’erreur de considérer les chiffres comme seul critère d’évaluation de la politique d’asile suisse, avertit l’historien. Les résultats de la Commission Bergier constituent toujours une analyse valable de la politique suisse à l’égard des réfugiés, s’agissant en particulier du rôle de l’antisémitisme.»

Traduit de l’italien par Pierre-François Besson/kro