France

« Un écrivain ne doit pas tout écrire en toutes lettres », assure l’auteur de best-sellers John Boyne

Le soleil a beau briller ce lundi de la fin du mois de mars à Dublin, on ne s’attend pas à trouver l’écrivain John Boyne, avec le teint hâlé et l’air tranquille du vacancier. Ne devrait-il pas être blême, hagard, s’agitant dans tous les sens ? Après tout, il est attendu au tournant. Car l’écrivain irlandais publie ce mercredi chez Lattès la suite de son best-seller bouleversant, Le garçon en pyjama rayé, vendu à six millions d’exemplaires, adapté au cinéma, et étudié dans toutes les écoles du monde.

Le garçon en pyjama rayé, c’est un extraordinaire roman de jeunesse où la Shoah est racontée à travers le regard d’un enfant. Et pas n’importe lequel, parce que Bruno se trouve être le fils d’un haut dignitaire nazi, responsable des horreurs d’Auschwitz. En véritable maître du suspense et de la narration, l’écrivain irlandais a l’art de faire basculer le dénouement et de laisser au lecteur autant de questions que de réponses.

La suite de cette histoire, qui paraît donc 17 ans après le premier volet, est intitulée La vie en fuite. Ce roman est écrit non pas pour les enfants, mais pour les adultes. Gretel, la grande sœur de Bruno, devenue très vieille dame, raconte sa vie dans le secret et le mensonge, cachée aux quatre coins du globe, et le sentiment de culpabilité qui ne l’a jamais quittée.

De l’Irlande à l’Australie

Toujours est-il que l’on envie la tranquillité de John Boyne cet après-midi-là, à l’étage d’un pub irlandais du centre-ville animé de la capitale irlandaise. En dégustant une salade arrosée d’une pinte de bière – on est Irlandais ou on ne l’est pas –, il nous explique qu’il revient d’Australie où il s’est rendu une vingtaine de fois ces dernières années. Les sources de son inspiration, il les puise sur cette île un peu plus vaste que son Irlande natale. « Les gens pensent toujours qu’un écrivain irlandais est nécessairement influencé par James Joyce. Pour ma part, je n’ai jamais lu Ulysse », confie-t-il avec un sourire un poil embarrassé.

Sa mine reposée s’explique donc par ce voyage australien, qui n’était pourtant pas des vacances. John Boyne met un point d’honneur à écrire tous les jours, pendant plusieurs heures, « jusqu’à avoir le sentiment d’être arrivé au bout de quelque chose ». Ce qui l’attire en Australie, lui-même ne sait pas trop dire. « Le climat », avance-t-il, plus clément que le froid mordant dublinois en hiver, quoi qu’en dise son personnage Gretel, qui y a tenté, en vain, d’échapper à son passé.

Gretel a alors une vingtaine d’années. Elle fuit Paris où elle vivait cachée avec sa mère après la chute du Reich. Les deux femmes avaient tenté de faire croire qu’elles étaient françaises, mais les Parisiens avaient fini par tout découvrir. Et Gretel s’embarque, seule, pour le bout du monde. Pendant un temps, elle vit en paix. Puis un jour, dans un bar à Sydney, elle croit reconnaître quelqu’un qu’elle avait connu à « l’autre endroit » – Bruno, son frère disparu, surnommait ainsi le camp de concentration. Et elle doit fuir à nouveau, et tâcher encore de tout mettre sous le tapis.

« Des livres qui font pleurer les gens »

Des années plus tard, devenue vieille dame, Gretel se voit obligée de replonger dans son histoire. De nouveaux voisins déboulent dans son immeuble : une jeune femme effrayée par son mari, un réalisateur célèbre de cinéma, et leur garçon de neuf ans. Le détail n’est pas anodin. Neuf ans, c’est l’âge qu’avait Bruno, le frère de Gretel, dans Le garçon en pyjama rayé. John Boyne multiplie les liens entre les deux textes pour dire ce passé qui ne passe pas.

Mais La vie en fuite est un roman qui va bien plus loin que Le garçon en pyjama rayé. C’est un texte profond et beau sur la manière dont les morts et les tragédies intimes ne cessent de hanter les vivants, y compris, parfois, en prenant la forme de fantômes. Car parmi d’autres drôles de coïncidences, le petit voisin lit le roman préféré de Bruno. Le roman n’est pas un roman fantastique à proprement parler, mais John Boyne « aime emprunter à d’autres genres » , confie-t-il.

Et c’était l’occasion de faire sentir au lecteur la peur terrible dans laquelle vit Gretel. « Il y a deux choses qui sont très dures en littérature : faire rire les gens, et les effrayer », assure John Boyne. Et pince-sans-rire, d’ajouter : « Ce n’est pas tellement dur de les faire pleurer… Et moi, j’ai écrit pas mal de livres qui font pleurer les gens ». Celui-ci, qui fait passer son lecteur par tout une kyrielle d’émotions, réussit un peu des trois.

Imaginer, c’est « terrifiant »

L’écrivain démontre dans ce nouvel ouvrage bien d’autres talents. Par exemple, John Boyne a fait sa spécialité de la description très minutieuse des sociétés. Dans La vie en fuite, ses thèmes de prédilection sont toujours présents. L’homosexualité dans les années 1950, par exemple, avec un personnage de jeune Irlandaise exilée en Australie. Elle a été victime d’horribles discriminations dans son passé, et peine à imaginer que le secret de sa colocataire Gretel soit plus terrible et honteux que le sien.

D’autre part, comme Le garçon en pyjama rayé, La vie en fuite est un livre qui témoigne de l’intelligence avec laquelle John Boyne se sert du langage. Si Gretel est devenue à la fin du roman la vieille dame anglaise qu’elle a si longtemps fait semblant d’être, elle a au début du texte une manière de parler hésitante et vague. D’abord, elle ne doit pas se trahir par son accent allemand. Mais surtout, elle n’a pas les mots pour confesser l’immensité de la culpabilité qu’elle ressent.

Son frère, des années plus tôt et dans le livre précédent, n’avait pas su lui non plus raconter l’assassinat de Pavel, domestique juif, par le lieutenant Kurt. « Bruno est tellement traumatisé, bouleversé qu’il n’a pas le langage pour le dire, donc ce n’est pas sur la page », décrit John Boyne. Il ajoute : « C’est quelque chose qui est encore plus terrifiant pour le lecteur, particulièrement le jeune lecteur : il doit imaginer. » Depuis dix-sept ans, c’est une question qui revient quand il présente le livre dans les écoles : « On me demande toujours :  »Mais qu’est ce qui arrive à Pavel ? ». Je retourne la question aux écoliers :  »A ton avis, qu’est ce qui s’est passé ? » Quand on est écrivain, on ne doit pas toujours tout écrire en toutes lettres, il faut aussi s’appuyer sur l’imagination du lecteur. »