France

L’armée coupable de manquement dans l’enlèvement d’Olivier Dubois ?

Interviewer un émir d’Al-Qaida au Sahel était un projet à haut risque. Mais ça n’a pas empêché Olivier Dubois de poursuivre l’entreprise en espérant pouvoir en ressortir un travail journalistique d’exception. Son audace lui coûtera cher : pendant près de deux ans, il est resté otage du groupe djihadiste. Pourtant, selon les révélations d’une enquête conjointe de plusieurs médias, publiée mardi, l’armée et les services de renseignements français n’ont apparemment engagé aucune manœuvre pour empêcher cette prise en otage alors qu’ils étaient au courant des risques. Selon Arnaud Froger, chef du bureau d’enquêtes à Reporter sans frontières (RSF) « ce n’est pas juste un manque de lucidité, c’est un manquement. » Explications.

D’où sort cette enquête ?

C’est un travail conjoint du Monde, de Libération, de Radio France internationale (RFI) et de TV5Monde qui a conduit à ces révélations compromettantes pour l’armée française. Pendant un an et demi, ces trois médias ont enquêté sur l’enlèvement d’Olivier Dubois le 8 avril en 2021, alors pigiste pour diverses rédactions (Libération, Le Point Afrique et Jeune Afrique). Le journaliste, installé à Bamako en 2015, avait décidé de tenter d’interviewer Abdallah Ag Albakaye, un dirigeant djihadiste affilié au GSIM (branche d’Al-Qaida au Sahel aussi appelée JNIM), au Mali. Un sujet d’ailleurs refusé par Libération devant les risques évidents d’un tel projet. Les quatre médias à l’origine de cette enquête longue, qui « risque de faire des remous au ministère », estime Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques chez Eurocrise, ont décidé d’attendre la libération d’Olivier Dubois le 20 mars dernier pour finalement la publier. 

Que révèle exactement cette enquête fleuve ?

Nourrie par les documents judiciaires français et maliens, l’enquête détaillée des quatre rédactions met en lumière la manière dont les militaires de l’opération Barkhane, qui luttent contre les groupes djihadistes dans la région, ont utilisé le projet d’interview du journaliste français sans pour autant intervenir et empêcher son enlèvement.

Les faits remontent à fin 2020. A cette époque, afin de contacter et organiser le rendez-vous avec l’émir Abdallah Ag Albakaye, Olivier Dubois demande à son fixeur, appelé Kader pour protéger son identité, de l’aider. Sauf que le journaliste français ignore que ce Kader informe, en parallèle, les militaires français de tous les détails de cette rencontre. Les militaires français espèrent, en effet, pouvoir s’en servir pour localiser l’émir, voire de le capturer, selon un lieutenant français cité dans Le Monde. Pendant des mois, ils ont accès à toutes les informations, via le fixeur, de l’avancée des négociations aux prises de rendez-vous. Malgré les risques d’enlèvement encourus par le journaliste, identifiés par les services de l’armée, Olivier Dubois ne reçoit pas d’alerte l’incitant à abandonner son projet. Seule une « lettre rouge » – pour formellement déconseiller – avait été envoyée au journaliste la veille de son rapt pour le dissuader de faire ce voyage.

Devant la dangerosité et les préoccupations concernant les réelles motivations de l’émir, les militaires français ont même décidé d’abandonner leur opération à la dernière minute. Quand Kader, censé faire le traducteur pour l’interview, et surtout continuer à tenir informées les forces françaises, ne monte pas dans le pick-up venu chercher Olivier Dubois, les militaires français ne bougent pas. Alors que les militaires ont les coordonnées GPS du lieu où les hommes d’Ag Albakaye sont censés retrouver le journaliste, après 45 minutes, temps prévu pour l’interview, Barkhane n’a pas réagi. Olivier Dubois sera finalement kidnappé ce 8 avril 2021 à Gao.

Les forces françaises peuvent-elles être tenues responsables ?

Chargée d’enquêter en interne sur cette affaire, l’inspection générale des armées (IGA) a conclu fin 2021 qu’il n’y avait « pas eu de faute personnelle au sein de la force Barkhane » mais que « la sensibilité du sujet n’a pas fait l’objet d’une prise en compte à un niveau suffisant permettant de conduire (…) une action dissuasive à l’encontre du journaliste ». Contacté par 20 Minutes, le ministère des Armées, n’a pas souhaité faire de commentaires et invoque l’instruction judiciaire en cours.

Selon Arnaud Froger, chef du bureau d’enquêtes à RSF, cette affaire montre au contraire « plusieurs manquements, beaucoup de négligence et d’irresponsabilité », de la part des forces de Barkhane et des services de renseignements militaires. Il cite alors l’utilisation d’un journaliste « comme cheval de Troie à son insu », le fait de ne « pas le prévenir des risques concrets qu’il encourt », « ne pas le prévenir qu’il est suivi par les autorités » et « la mise en danger de la sécurité d’un ressortissant français », et dénonce « toute une série de failles de l’armée française. » En effet, « si c’est avéré, le fait de ne pas mettre au courant Olivier Dubois des risques d’enlèvement ce serait une faute de leur part, si ça s’est passé comme ça, ils ont pris un risque très limite », abonde Isabelle Dufour.

Ces risques pris sont-ils monnaie courante ?

Par ailleurs, Arnaud Froger interroge « le sens qu’on met dans le renseignement en France. » Est-ce que la neutralisation de cet émir, lieutenant de l’organisation islamiste armée, intermédiaire dans la hiérarchie, valait-elle de mettre en danger la vie d’un ressortissant et journaliste français ?

« Ça pose des questions sur une politique plus globale, sur les moyens, les risques pris et pour quel résultat ? », insiste-t-il estimant qu’il y avait « sans doute d’autres moyens d’atteindre la cible. » D’autant que les militaires français ont un bon renseignement humain sur place, selon Isabelle Dufour. Est-ce monnaie courante chez les militaires d’utiliser ainsi des journalistes pour les besoins d’une opération ? La version officielle des autorités est que non, « mais de toute évidence elle le fait », se désole Arnaud Froger.