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Guerre en Ukraine : Oleksiy, « témoin de l’Histoire », a documenté l’occupation russe à Boutcha minute par minute

« Je ne pouvais pas ne pas écrire. » Oleksiy Tarasevich jette un œil dans la salle commune des préfabriqués avant de disparaître. La Pologne a investi 67 millions d’euros pour monter ces petites structures blanches et accueillir les Ukrainiens déplacés par la guerre, notamment ici, à Boutcha, dans la région de Kiev. Dans la cantine que partagent les maisonnettes, quelques réfugiés venus de l’Est se confient. Oleksiy, lui, revient les bras chargés de carnets et attend patiemment son tour. Cet ingénieur de formation veut absolument témoigner. Durant l’occupation russe, du 27 février au 31 mars 2022 dans cette région, il a religieusement compilé tous les faits.

« Dès le 5 mars 2022, j’ai commencé à tout écrire presque minute par minute », explique-t-il en faisant quelques pas sur la pelouse synthétique qui borde le refuge. Les mains agrippées à ses précieux carnets, le quinquagénaire égrène les différentes informations qu’il a compilées. Coupures d’électricité et d’eau, température intérieure et extérieure, bombardements, déplacements de troupes, destructions de chars russes, état psychologique, etc. « Je ne pouvais pas ne pas écrire. Je suis le témoin d’un morceau de l’Histoire », souffle-t-il alors qu’un chien errant se glisse contre ses jambes. « Quand j’étais enfant, j’écrivais déjà dans des cahiers. Alors quand les Russes sont arrivés, j’ai su que ce travail d’écriture m’aiderait à survivre. » Pourtant, le témoignage d’Oleksiy ne tenait qu’à un fil.

Des carnets et des armes dissimulés dans le canapé

Le père de famille – dont les enfants sont grands et aujourd’hui en sécurité en Autriche – vivait dans l’oblast de Kherson. Fin février 2022, le quinquagénaire s’est rendu à Boutcha pour quelques jours afin de célébrer l’anniversaire de son père. Mais, sous le poids de la guerre, ce court séjour s’est transformé en mois, puis en plus d’une année. Derrière la fenêtre de l’appartement, il a assisté à l’invasion russe et à un pan entier de la guerre avec ses parents. « Au début, je n’avais pas réalisé à quel point c’était dangereux pour moi d’avoir ces cahiers. Pourtant, je les cachais quand même », note-t-il. Car les forces russes pouvaient surgir à tout moment dans les appartements privés afin d’effectuer des fouilles. En un mois d’occupation, Oleksiy et ses parents ont subi deux fouilles.

Les précieux carnets d’Oleksiy ainsi que ses armes – deux lance-roquettes et deux Kalachnikov pillées sur une colonne de chars russes détruite, étaient dissimulés à l’intérieur du canapé. Pour survivre, l’homme a érigé l’ingéniosité en maître mot. « Quand les Russes venaient frapper à la porte, ma mère s’asseyait sur le canapé. Elle est née en 1941, à cause de son grand âge, les soldats russes n’osaient pas la déplacer », explique Oleksiy. 

Les photographies d’Oleksiy Tarasevich par 20 Minutes

« Mais la première chose que les Russes voulaient voir, c’était le téléphone », se souvient-il. Les fouilles des appartements se concentraient avant tout sur ces smartphones, passés au crible afin de déterminer si un habitant communiquait des informations à l’armée ukrainienne. Pour passer entre les mailles du filet, « j’ai trouvé un téléphone cassé », explique Oleksiy. « Si tu leur disais que tu n’avais pas de téléphone, tu prenais des coups, parce qu’ils ne te croyaient pas. Mais avec ce téléphone cassé, ils étaient satisfaits et me laissaient tranquilles. »

Un témoin accompagné d’un « excellent ange gardien »

Une tranquillité bienvenue car, en trente-quatre jours d’occupation, le civil a été témoin de nombreuses horreurs. L’un de ses voisins a été « torturé à mort ». « J’ai pris une photographie de son corps quand on l’a retrouvé quinze jours plus tard », raconte Oleksiy. « Moi, j’ai failli me faire fusiller », ajoute-t-il. Le quinquagénaire se trouvait dans la rue quand il a croisé trois soldats russes. « Le premier m’a demandé de chanter l’hymne russe. J’ai répondu que je ne connaissais pas les paroles. Il m’a rétorqué « on va te les apprendre les paroles » et m’a frappé au visage avec un gant renforcé. J’ai perdu six dents », se souvient-il.

A genoux, une arme sur la nuque, Oleksiy était alors « convaincu qu’ils allaient tirer ». Mais un bombardement s’est produit, propulsant les trois soldats à terre : « quand je les ai vus au sol, je me suis relevé et je suis parti en courant. » « J’ai un excellent ange gardien », se félicite Oleksiy Tarasevich. Toujours accompagné par ses notes, ses photographies et ses vidéos de l’occupation, le père de famille espère à présent publier un livre documentaire. Avec toutes les informations qu’il a compilées lui-même pendant l’occupation de Boutcha, enrichie d’autres témoignages qu’il espère obtenir. Parce qu’aujourd’hui, comme il y a un an, Oleksiy « ne peut pas ne pas écrire ».