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ChatGPT, Midjourney… L’IA est-elle la quatrième blessure narcissique de l’humanité ?

ChatGPT « gagne en intelligence humaine », annonçait l’AFP à l’heure de la sortie de la quatrième version du robot conversationnel en mars dernier. Décrit par OpenAI comme « moins doué que les humains dans de nombreux scénarios de la vie réelle, mais aussi performant (…) dans de nombreux contextes professionnels et académiques », ChatGPT réussit le concours d’une grande école de commerce américaine, finit parmi les meilleurs au concours du barreau outre-Atlantique, rend des dissertations parfaites. Bref, la science-fiction gagne du terrain.

De leur côté, les IA de Midjourney ou Dall-E, capables de générer des images ultra-réalistes à partir d’un simple texte, font naître de nombreux débats sur l’avenir des métiers créatifs. La presse agite le spectre de la destruction des emplois, l’hystérie est générale. Mais les exploits des algorithmes ne datent pas d’hier. En 2016, l’intelligence humaine avait été éprouvée par l’IA d’AlphaGo de DeepMind qui avait battu à plate couture le champion du monde au jeu de Go, l’un des jeux de stratégie les plus complexes au monde. Les pires scénarios de Black Mirror sont-ils en train de prendre vie ? L’heure de la singularité numérique [le jour où l’intelligence des machines dépassera celle des hommes et où nous serons relégués au rang des animaux face à une IA forte] a-t-elle sonné ?

L’homme écrasé par la machine

D’un point de vue technologique, ChatGPT n’a rien de vraiment nouveau. « Le côté sensationnel de ces systèmes, les chercheurs l’avaient déjà entre les mains depuis 2017 », explique Laurence Devillers, chercheuse au CNRS, professeure en IA à Sorbonne et membre du CNPEN (Comité national pilote d’éthique du numérique). La nouveauté tient au fait qu’on « a mis un outil de recherche dans les mains de tout le monde avec une puissance non négligeable », souligne-t-elle.

Après les révolutions copernicienne, darwinienne et freudienne, l’IA met une nouvelle (et ultime ?) claque à l’humanité. « L’homme se croyait le roi de la création et, avec Copernic, il découvre qu’il navigue sur un petit îlot étriqué. Il se croyait descendant de Dieu et, avec Darwin, il découvre, pour simplifier, qu’il descend du singe. Il se croyait omniscient et, avec Freud, il découvre que sa conscience est infiniment réduite par rapport à la tache aveugle de son inconscient. On a bel et bien une métaphore de cette blessure narcissique à partir du moment où la technique paraît l’écraser », analyse Jean-Michel Besnier, professeur émérite de philosophie à l’université Paris-Sorbonne et co-auteur Des Robots font-ils l’amour (Dunod, 2016).

« Ce n’est pas ChatGPT qui est une révolution, observe Emmanuel Grimaud, anthropologue, directeur de recherche au CNRS au sein du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC) et auteur de Dieu point zéro (PUF, 2021). Dans l’histoire de la technologie, du silex jusqu’à l’ordinateur, on observe un grand mouvement d’externalisation des compétences. On a tout fait pour externaliser toutes les formes d’intelligences possibles, la mémoire et même la sensibilité. Et là, on atteint un stade avancé, ça devient concret pour les gens et c’est à portée de doigts. »

« Si vous ne vous servez pas de ChatGPT, ChatGPT n’existe pas »

Le coup porté par l’IA à l’ego de l’humanité est de nature un peu différente des cicatrices qu’il a gardées des trois premières révolutions. Car la machine est la création de l’homme. On pourrait y voir autant une balafre à l’ego qu’une raison de bomber le torse. Et rappelons que sans nous, elles ne sont rien. D’ailleurs, les chercheurs préfèrent parler de « puissance de calcul » plutôt que « d’intelligence ». « On a tendance à confronter les hommes et les machines en oubliant qu’en réalité ces machines, aussi aliénantes ou étranges qu’elles puissent paraître, sont nos créations et s’alimentent de nos mouvements quotidiens. Si vous ne vous servez pas de ChatGPT, ChatGPT n’existe pas », note Emmanuel Grimaud.

Cela explique certainement l’ambivalence de l’homme vis-à-vis de sa créature. Est-il blessé d’être dépassé par une machine ou de la voir aussi imparfaite que lui ? Ni l’un, ni l’autre, pour l’anthropologue. « La blessure narcissique n’est pas le fait que l’IA nous dépasse, mais qu’on soit nous-mêmes incapables de contrôler nos pulsions », reprend-il. On est irrépressiblement attirés par la dépossession de nous-mêmes. « L’IA semble créer ce sentiment qu’on n’est plus aux commandes, mais il y a une jubilation dans cette perte de puissance, et cette perte d’initiative », confirme Jean-Michel Besnier. Et cette fascination traversée d’hystérie, disons-le, est bien palpable à l’heure de ChatGPT 4. Le grand public se laisse séduire par le sensationnalisme des récits dystopiques. 

La dépression des sociétés technologisées

Derrière ce transfert de responsabilité à la machine, pour Jean-Michel Besnier, il y a surtout le signe d’une grande dépression de nos sociétés technologisées. « A partir des années 1960, un courant de pensée vise à dire que l’humanité a fait son temps. Il y a l’idée que l’espèce humaine est prédatrice et qu’elle n’a pas à se féliciter d’elle-même, décrit le philosophe. Elle avait produit le totalitarisme, les désordres écologiques…. La machine ne peut pas faire pire que l’humain ». Elle peut, au contraire, rectifier ses erreurs en inventant les solutions. C’est le solutionnisme technologique. Dans une sorte de fuite en avant, on imagine que la technologie pourrait réparer les dégâts provoqués par la technologie.

« C’est aussi la logique des transhumanistes », observe Jean-Michel Besnier. Selon les tenants de ce courant, comme Ray Kurzweil, pionnier en IA et ancien directeur de l’ingénierie chez Google, la singularité numérique marquera le moment où l’IA prendra le pouvoir. « Si les humains ne s’aiment plus, s’ils considèrent que l’humanité est mauvaise, ils peuvent se dire que n’importe quoi pourra remplacer l’humain et ce sera toujours mieux que lui, pointe le philosophe. Il y a des formes d’hyperactivité que les psychiatres identifient comme le revers d’une mésestime de soi : je ne m’aime pas, donc je fuis dans la technique ». La dépression conduit l’humain à vouloir se fuir. Avec la technologie, l’humain repousse ses propres limites : défier la mort, retarder les signes de vieillesse, trouver refuge sur Mars… « L’hyperactivité qui caractérise les sociétés technologisées, c’est le revers de cette fuite hors de soi », conclut Jean-Michel Besnier. Mais, si l’humanité ne s’aime plus, l’ego se dégonfle. Il n’y a plus rien à blesser.