Belgique

”Nous voulons bâtir l’équivalent d’un tunnel sous la Manche sous le sol belge”

Qu’est-ce qu’apporterait le projet du télescope Einstein à la société belge dans son ensemble ?

C’est un projet vraiment fabuleux. Je pense que dans une société qui fait corps, il faut des grands projets, qui nous projettent de façon confiante dans l’avenir. Ce genre de projet, on le fait pour la recherche scientifique et parce que, pour ce genre de grandes infrastructures, le retour socio-économique direct et indirect est important. Mais on le fait aussi pour une raison beaucoup plus large, qui est de recréer une forme de fierté, celle d’avoir sur son territoire une infrastructure unique au monde. Ce serait une infrastructure équivalente au Cern en Suisse que nous aurions chez nous. Au niveau scientifique, le projet devra répondre à des questions absolument fondamentales en lien avec la physique fondamentale et la cosmologie : D’où on vient ? Où l’on va ? Suite aux premières observations des ondes gravitationnelles en 2015, on a aujourd’hui des outils qui nous permettent d’observer un trou noir par semaine. Avec une infrastructure du type de celle du télescope Einstein, on pourra en observer plusieurs centaines par jour. Il y aurait vraiment un saut quantique en termes de capacité d’analyse… Il n’y a pas plus beau symbole et plus belle fierté que de se dire son pays investit dans l’infrastructure qui va répondre à des questions aussi fondamentales pour l’ensemble de l’humanité. En termes de promotion des sciences, c’est absolument fabuleux. En bref, on peut dire que la Belgique est candidate pour résoudre les mystères de l’univers. Et pour cela, il va falloir creuser à 250 mètres sous terre l’équivalent du tunnel sous la Manche dans la zone frontalière entre l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique.

Concrètement, cela se présenterait comment ? Et que retenez-vous des plus récentes études supportant le projet ?

Ce télescope est un grand triangle équilatéral de 10 km de côté qu’on enterre 250 mètres sous la surface sur cette zone où il y a trois frontières. En gros, il s’agit d’un tunnel aménagé sous le sol pour isoler l’infrastructure de toutes les perturbations extérieures, de la gravité, des micromouvements sismiques… La qualité du projet va dépendre de la roche souterraine et donc de la capacité du sous-sol à absorber à isoler l’environnement extérieur. Les études de sol et les forages effectués doivent déterminer la meilleure position du triangle en fonction du sous-sol, de façon à disposer de la capacité d’absorption maximale. Ce qui est intéressant, c’est que, selon les études qui vont être révélées mardi mais dont on a déjà des indications, approximativement 70 % de la longueur du tunnel serait localisée en Belgique. Les sols sont bien adaptés au projet, en particulier sur la partie belge du tracé où ils se révèlent même meilleurs qu’espérés. Ce qui est évalué dans le sol, c’est notamment la composition rocheuse, qui doit être suffisamment dure que pour isoler mais pas trop dure, afin de pouvoir construire l’infrastructure. Sur cette base, les feux sont donc au vert.

La sélection du site de construction de l'infrastructure est prévue en 2026. Elle se fera sur la base d'une procédure de sélection qui sera définie par les pays membres du consortium Einstein télescope (combinaison de critères scientifiques, financiers et politiques).
La sélection du site de construction de l’infrastructure est prévue en 2026. Elle se fera sur la base d’une procédure de sélection qui sera définie par les pays membres du consortium Einstein télescope (combinaison de critères scientifiques, financiers et politiques). ©DR

Quelles sont les retombées socio-économiques espérées ?

Ce projet contribuerait tout d’abord à renforcer la justice territoriale. Si on regarde aujourd’hui, les grandes infrastructures ou les grands centres scientifiques sont très souvent situés dans des zones métropolitaines ou dans les capitales. Ici, on développe une infrastructure scientifique et donc des activités dérivées scientifiques dans une zone – que ce soit la Ruhr et la région d’Aix-la-Chapelle en Allemagne, la province de Liège et le Limbourg en Belgique ou le Zuid-Nederlands près de Maastricht – avec des régions en besoin de cohésion par rapport à leur moyenne nationale. Ces trois pays investissent donc dans des zones avec des besoins socio-économiques.

Plus concrètement, on peut compter sur des retombées directes, avec la construction du projet, ce qui impliquera donc des bureaux d’ingénierie civile et des entreprises de construction belges. Et sur de l’emploi pérenne. On sait qu’au Cern, des centaines de personnes sont employées pour la maintenance. Il y a aussi des retombées indirectes : toujours au Cern, il y a toute une communauté scientifique internationale qui gravite autour du centre, c’est-à-dire que, même les scientifiques qui n’y sont pas basés, s’y rendent de façon récurrente. Ce qui crée de l’activité économique : des restaurants, des hôtels dans la région tourneront autour de cette infrastructure. Une étude à actualiser prévoit pour le projet 34 000 années-hommes de travail dans la construction et 500 emplois directs et 1 150 emplois indirects durant l’exploitation.

Que cela représenterait-il en termes d’investissement pour la Belgique ? En 2018, le projet avait été évalué à deux milliards d’euros. Et on sait que les Pays-Bas ont déjà promis près de 900 millions (40 millions pour la phase préparatoire et 860 millions pour l’éventuelle construction)… La partie belge est-elle déjà budgétisée ? Quid des répartitions entre fédéral et Régions ?

Sur la phase opératoire, pour la Belgique, l’ordre de grandeur c’est 12 millions d’euros. Le 11 décembre, il y aura un comité interministériel de la politique scientifique que je pilote pour voir exactement si c’est bien cette enveloppe-là et comment la répartir entre nous. Et puis sur la construction de l’infrastructure en tant que telle, c’est une décision dans un second temps. Les Néerlandais ont déjà réservé des moyens parce qu’ils ont une forme de fonds d’infrastructure nationale qui leur permet de réserver très longtemps à l’avance des moyens. Mais objectivement cela me semblerait être un non-sens politique d’imaginer qu’en 2026, si la Belgique est sélectionnée pour héberger une infrastructure de ce type-là, qu’on ne trouve pas les moyens nécessaires.

Le projet a été évalué à 1,9 milliard d’euros en 2018. Vu la période d’inflation qu’on a traversée, aujourd’hui, on peut raisonnablement penser que le budget doit être autour de 2 milliards et demi. Lorsqu’on construira en 2028, on sera probablement autour de deux milliards et demi-trois milliards pour l’infrastructure. Ce serait presque une hérésie politique de ne pas mettre les moyens, qui seraient effectivement aux alentours du milliard d’euros, pour financer une infrastructure qui serait amortie sur 50 ans (le télescope doit être opérationnel pendant un demi-siècle) et qui potentiellement vise à répondre à des questions aussi fondamentales que l’origine de la Terre. Je suis économiste, mais quand on travaille des sujets aussi fondamentaux, sur de la science fondamentale et sur des projets de si long terme, il faut pouvoir remettre les choses en perspective. Est-ce que la Belgique – même si elle devait financer par la dette – est prête à prendre 0,2 % de dette en plus sur le PIB (qui est de 500 milliards) afin de répondre à une question sur les origines de l’univers, à partir de notre pays ? Quand on sait aussi via les multiplicateurs qu’on a un effet fois 2 ou fois 3 sur la création d’emploi local, sur le boost à la construction de l’ingénierie ?

Une simulation du projet de futur télescope Einstein en Euregio Meuse-Rhin.
Une simulation du projet de futur télescope Einstein en Euregio Meuse-Rhin. ©

Votre réponse à cette question est oui, mais vos collègues des entités fédérées sont-ils aussi enthousiastes que vous face à ce projet ?

Je ne me permettrais jamais de parler à la place de mes collègues Jo Brouns, ministre flamand, et Willy Borsus, ministre wallon, mais en tout cas, dans nos interactions, je ressens un grand enthousiasme par rapport à ce projet. Oui, ils sont prêts à mettre la main à la poche. Et à la pâte.

Quelles sont les chances de la Belgique de décrocher le projet ?

On sait qu’il n’y a plus que deux candidatures en lice. Notre trio versus la Sardaigne. La force et la faiblesse de notre dossier, c’est le côté “multipays”. Un pays tout seul ne peut pas engager autant de ressources que trois pays ensemble. En outre, objectivement la Sardaigne, c’est magnifique mais a-t-on envie avec les contraintes environnementales qui sont les nôtres aujourd’hui de développer des infrastructures qui vont générer un flux et un trafic dans des zones naturelles ? Par ailleurs, les scientifiques devront venir en avion parce qu’ils ne vont pas prendre 3 jours pour aller en bateau en Sardaigne… Ici, la zone des trois frontières, possède une connectivité incroyable dans une zone en convergence économique et densément peuplée. Nous sommes mieux localisés, plus centraux. Nous devons développer cet argumentaire environnemental de manière offensive. Trois pays, c’est aussi mieux qu’un seul pour des questions de lobbying. Mais cette coordination, c’est aussi une difficulté : si on n’est pas capable de s’entendre, c’est plus compliqué. Jusqu’ici, je trouve que la collaboration est excellente, il y a un bon alignement entre les trois pays. Nos chances sont réelles. On a une excellente candidature qui tient la route.

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Plus concrètement, les riverains du projet doivent-ils craindre des nuisances, des risques quelconques suite à l’installation d’un tel détecteur ?

Non, au contraire. Parce que la conditionnalité du projet est justement d’avoir un minimum d’inférence au sol. On parle d’un tunnel à 250 mètres sous terre. Même si vous l’avez qui passe en dessous de votre jardin, pour que notre infrastructure marche, il faut surtout qu’il n’y ait aucune vibration. Je dirais donc que les riverains ont même plutôt intérêt à avoir le projet car c’est une garantie qu’on n’implantera pas dans cette zone des activités industrielles lourdes qui génèrent des vibrations, par exemple. C’est plutôt une garantie de protection de l’environnement et du territoire. Bien sûr, comme vous voyez dans les premières images de synthèse, il y aura des sorties du tunnel car il faut des accès. Et comme l’idée est de travailler sur le développement économique autour du télescope et d’avoir potentiellement des labos et des entreprises qui travaillent sur la maintenance. Il y en a qui vont s’installer mais il y a une certaine latitude à pouvoir les installer à proximité des zones des prévues à cet effet pour le développement économique. Ce n’est pas exclu qu’il y ait certaines nuisances pendant la phase de travaux à partir de 2028. Mais cela ne va pas être un chantier à ciel ouvert. Il va y avoir des endroits, on va creuser et puis après les perceuses de tunnels vont travailler sous la surface. Donc le tunnel sera en train d’être creusé 250 mètres sous terre et les habitants ne le sentiront pas.

Pour s’assurer de l’enthousiasme flamand, le télescope se poursuivra-t-il de toute façon jusqu’à Fourons (exclave de la province de Limbourg en Wallonie) ?

En tout cas on n’en a pas parlé, à ce stade-ci. Je pense que les politiques parfois aussi peuvent travailler comme des scientifiques et que le tracé sera déterminé sur base de la meilleure localisation en fonction des substrats géologiques et du coût du projet. Parce qu’il ne faut pas s’emballer trop vite aujourd’hui : le vrai enjeu est de financer la phase des études qui permettront de déposer la meilleure offre pour faire entre guillemets compétition avec les Italiens aujourd’hui. Si la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne sont capables de travailler ensemble et remettent un projet qui a du sens et notamment s’ils ne se disputent pas dès le début pour se dire “le triangle, il va être dans quel sens ?” parce qu’il y a une considération politique, on a une excellente candidature.