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Protéger l’état de droit dans l’Union européenne, “une responsabilité » que des jeunes prennent à cœur


Le campus bruxellois de l’Université de Maastricht, installé sur le rond-point Montgomery, grouille de monde. Des jeunes, dans la vingtaine, tirés à quatre épingles, robe élégante ou veste de costume sobre. En ce jeudi 16 mars, la première des deux journées de l’“Académie de notre état de droit” vient de se terminer. Le mot “notre” a toute son importance dans l’intitulé de ce projet, qui a permis à 45 étudiants de 25 pays européens différents de s’approprier une question cruciale, le respect de l’état de droit dans l’Union européenne, et de proposer des solutions pour le protéger.

L’engouement a de quoi surprendre. Après tout, ce concept peut parfois paraître théorique ou lointain vu depuis des pays comme la Belgique, où la démocratie semble bien établie, alors qu’elle est plus que jamais menacée en Pologne ou en Hongrie. Détrompez-vous: si une dérive “peut se produire un pays de l’UE, cela peut arriver dans d’autres”, prévient Elene Amiranashvili, une des quatre étudiantes de l’Université de Groningue qui ont fondé cette Académie.

Une projet né grâce au hasard…

Née en Géorgie, “une jeune démocratie” toujours aux prises avec les démons du passé et de la corruption, cette jeune femme de 20 ans, grandes lunettes rondes sur le nez et cheveux bouclés, a grandi aux Pays-Bas et étudie le droit international et européen à l’Université de Groningue. En février 2021, elle a participé à une conférence du professeur et expert en état de droit John Morijn. Tout comme Anna Walczak et Zuzanna Uba, deux étudiantes polonaises, ainsi que Tekla Emborg, originaire du Danemark.

À l’époque, ces quatre étudiantes ne se connaissaient pas ou peu, avant que le hasard et surtout une volonté d’agir ne les amènent à se lancer dans une aventure commune. Si elles se sont rencontrées, c’est grâce au projet Walk with a stranger (Promène-toi avec un étranger), qui permettait à des élèves de faire connaissance, le temps d’une balade, et de créer des liens sur le campus, après la longue période de confinement liée au Covid-19. À l’origine de cette initiative : Tekla, une Danoise, alors âgée de 21 ans. Elle l’avoue, elle a forcé un peu le destin et s’est arrangée exprès pour tomber sur Anna, dont les questions l’avaient intriguée lors de la conférence, pour faire une promenade ensemble. Cette dernière se souvient: “On n’a pas arrêté de se dire qu’il y a un problème et qu’on doit faire quelque chose” pour l’état de droit, vu la situation en Pologne.

Cette jeune femme a donc pensé à prendre contact avec Zuzanna, qu’elle savait polonaise et qui venait de rencontrer Elene, via Walk with a stranger.

… mais surtout d’un besoin d’agir

Toutes les quatre veulent mieux informer leurs camarades, créer un “Festival de l’état de droit” d’une semaine – qui sera finalement ramené à deux jours – , faire monter la pression sur les politiciens européens,… Autant d’ambitions qu’elles ont présentées à John Morijn, qui n’a pas hésité à les soutenir.

Pourquoi un tel sentiment d’urgence ? Depuis les années 1990, la Pologne avait “choisi la voie de la démocratie” et rejoint l’UE en 2004, rappelle Zuzanna. Puis vint 2015, l’arrivée au pouvoir du Parti droit et justice (PiS) et les attaques contre l’indépendance de la justice. “Cela illustre à quel point un recul démocratique peut être facile, rapide et inattendu”, poursuit-elle. “C’est un peu comme la fable de grenouille, placée dans de l’eau qu’on chauffe progressivement. Quand elle s’en rend compte, c’est déjà trop tard. C’est ça le risque de prendre la démocratie pour acquise.”

Pour ces étudiantes, originaires de trois pays différents, la prise de conscience quant au danger remonte au moins à 2020. Cette année-là, la Cour constitutionnelle polonaise, inféodée au pouvoir, a quasiment aboli le droit à l’avortement. Un exemple “concret”, “réel”, des ravages que peut entraîner l’érosion de l’état de droit. “On peut tous s’imaginer une soirée qui tourne mal, après laquelle on peut avoir besoin d’avorter”, estime Tekla.

Cela explique-t-il pourquoi elles sont quatre femmes à avoir monté ce projet? Sans doute. De manière générale, la destruction de l’état de droit, souvent l’œuvre de forces conservatrices, “a tendance à affecter davantage les femmes”, souligne Zuzanna.

En Pologne, la Cour constitutionnelle, inféodée au PiS, restreint le droit à l’avortement

Reste que protéger l’état de droit, “c’est une responsabilité que nous avons tous vis-à-vis des prochaines générations”, insiste Anna. “Tout comme la lutte contre le changement climatique. D’ailleurs ces deux sujets sont liés. Si nous n’avons pas un état de droit qui fonctionne, la législation sur le climat pourrait tout aussi bien être supprimée. Car il n’y aurait pas de bon mécanisme pour la faire appliquer.”

« Il faut faire preuve de créativité »

De cette conviction est donc née aussi l’ »Académie de notre état de droit », un programme universitaire qu’Anna, Tekla, Zuzanna et Elene ont créé, grâce à des sponsors. Entre janvier et mars 2023, 45 étudiants, issus de 25 États membres, ont mené ensemble des recherches et élaboré des propositions politiques sous la supervision de 22 experts. Les résultats ont été présentés le 16 et 17 mars à Bruxelles. Indépendance de la justice, liberté académique ou des médias, protection des ONG ou encore des intérêts financiers de l’Union européenne, respect des jugements de la Cour de justice de l’UE… Onze thématiques ont été explorées, preuve de l’ampleur de l’enjeu. “J’ai compris que l’un n’existe pas vraiment sans l’autre. S’il n’y a pas de médias indépendants pour écrire sur les menaces qui pèsent sur la justice, on ne peut pas avoir de justice indépendante”, note Anna.

Les propositions sont osées, parfois surréalistes. Mais c’est là tout l’objectif : “de s’adresser à des experts, déjà très pessimistes et de rêver grand. Il faut faire preuve de créativité”, poursuit la jeune Polonaise. L’Union européenne a fini par le faire d’ailleurs, en adoptant un nouveau mécanisme pour suspendre le versement de fonds européens aux pays où ils sont exposés à des abus du fait de l’érosion de l’état de droit. Celui-ci a été activé contre la Hongrie, un scénario longtemps impensable.

Mais il faut faire plus. Tel est le message envoyé à l’UE : “Les étudiants et les citoyens européens ne sont pas impuissants ou inactifs. Nous le démontrons en nous réunissant à travers le continent pour rédiger des propositions politiques. Et il est temps que les institutions européennes montrent qu’elles ne le sont pas non plus”, résume Elene. Selon Tekla, “on dit que Bruxelles est la capitale de l’UE, mais si on ne résout pas ce problème, dans 10 ans, elle ne se sera plus car il n’y aura plus d’Union démocratique.”