Belgique

Les universités et hautes écoles réclament plus de 230 millions au fisc

Une niche fiscale qui gonfle, qui gonfle…

De quoi s’agit-il ? De la dispense de précompte professionnel pour les chercheurs et d’une petite ligne dans le projet de mini-réforme du ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD&V), qui souhaite faire des économies dans le domaine de la recherche. Entendez réduire quelque peu les exonérations de précompte pour la recherche et le développement (R&D). Certes, 25 millions d’euros d’économie par an, ce n’est pas grand-chose par rapport à l’ampleur de cette mesure à l’échelle belge, et de l’élargissement de cette niche à laquelle recourent aussi et surtout les entreprises (biopharmacie, industrie, etc.). “Entre deux-tiers et trois-quarts des récupérations leur reviennent”, nous glisse une source. D’un courrier adressé en 2021 à Kenneth Vyncke, chef de cabinet du ministre des Finances, que La Libre a pu consulter, on apprend que l’accroissement (de cette niche, NdlR) est de l’ordre de 8 à 10 % par an pour les entreprises tandis qu’il est de l’ordre de 3 à 5 % pour les universités et les hautes écoles. La progression globale de la mesure tourne autour des 8-9 % par an. Sur cette base, le coût estimé de cette disposition se monte à 1,675 milliard d’euros à l’horizon 2025 ! En 2021, on en était déjà à 1,14 milliard d’euros.

La recherche, ce parent pauvre

Et c’est très bien parce que c’est un investissement, pas une dépense, estime Thomas Dermine, secrétaire d’État à la Relance et aux Investissements stratégiques qui a la politique scientifique dans ses compétences. La Belgique est un très bon élève en matière de recherche et développement (R&D), puisqu’avec un taux d’investissement dans la recherche de 3,48 % du PIB en 2021, notre pays est juste devancé par la Suède. Ce qui percole ensuite dans le reste de l’économie”.

Question, alors : que se cache-t-il donc derrière cette réforme de la dispense du précompte professionnel ? Un tout nouveau mécanisme, en réalité. Actuellement, une exonération de 80 % du précompte professionnel est octroyée moyennant le respect de certaines conditions sur le projet de recherche. A l’avenir, le ministre des Finances souhaite instaurer des paliers en fonction du personnel occupé. Si la personne occupée sur le projet travaille à moins de 20 % (1/5 temps), pas d’exonération ! Entre 20 et 50 % du temps de travail à la recherche : 32 % (avant, c’était donc 80 %), et au-delà de 50 % de temps de travail, l’exemption est de 80 %. On voit donc où l’économie serait faite. “Et ça part d’une bonne intention, nous glisse une source des Finances. Certains, surtout dans les entreprises, ont tendance à jouer avec les temps de travail pour maximiser les exonérations. Le souci, c’est la définition du statut d’un chercheur.” De fait, il n’est pas rare que des secrétaires administratives soient répertoriées…

Thomas Dermine, secrétaire d’Etat à la relance (PS), compétent pour la politique scientifique

Les hautes écoles et universités niées

Soit. Ayant eu vent de ce projet, les hautes écoles et universités ont écrit au ministre Van Peteghem. Dans un courrier que nous avons pu obtenir, daté du 22 septembre 2022, les recteurs et représentants des hautes écoles, via le VIIR (Vlaamse interuniversitaire raad) et le Cref (conseil des recteurs francophones) demandent déjà au ministre de revoir sa position. Et proposent même une alternative : entre 0 et 20 % du temps de travail, une exonération de précompte professionnel au prorata ; entre 20 et 50 % du temps de travail : 50 % et au-delà de 50 % du temps de travail : 100 % d’exonération. L’argument est connu : la recherche est importante pour l’innovation, surtout en Belgique, et rapporte beaucoup ensuite à l’économie. Les recteurs s’inquiètent aussi du fait que les bacheliers, auxquels les universités et surtout les entreprises recourent pour des expériences en labo, seraient éjectés du régime. Mais pas dans les entreprises… Cette lettre, qui a été suivie d’un rappel plus récemment, est restée lettre morte. Avec le résultat que l’on connaît : la mini-réforme fiscale va maintenant être discutée entre partenaires de la majorité. Tout peut donc arriver…

Vingt-trois recours auprès de l’administration fiscale

Tout cela serait de facture somme toute assez classique s’il n’y avait un autre grain de sable dans la mécanique. Dix-sept universités ou hautes écoles ont introduit une ou plusieurs réclamations relatives à la dispense de versement de précompte professionnel. Au total, 29 dossiers sont concernés. Et un fameux paquet d’argent. Plus de 237 millions d’euros ! A titre de comparaison, le refinancement de l’enseignement supérieur prévu par le gouvernement FWB à l’horizon 2024 est de 80 millions d’euros. L’enjeu est colossal. Ces recours sont portés par des institutions francophones essentiellement. Pourquoi ? “Parce que si la loi est fédérale, elle est interprétée différemment suivant que l’on soit dans un arrondissement francophone ou dans un arrondissement néerlandophone”, lâche une source proche du dossier. Ces litiges n’ont a priori rien à voir avec les discussions sur une nouvelle loi, nécessaire pour clarifier la notion de chercheur. Discussions qui se sont d’ailleurs poursuivies la semaine dernière avec les représentants des universités et hautes écoles. Sans qu’une issue puisse être déblayée, “même si le ministre a été très compréhensif”, nous dit-on.


Annemie Schaus (ULB) : « Les universités flamandes défiscalisent plus »

”Quand on parle de recherche et de développement, le monde politique met souvent en avant le fait que la Belgique y dépense plus de 3 % de son PIB. C’est vrai, mais ce qu’il oublie de dire, explique Annemie Schaus, rectrice de l’ULB, c’est que la directive européenne qui est derrière cet objectif stipule que les autorités publiques doivent prendre au moins 1 % de ces dépenses en charge, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui (0,7 %)”. Ce qui signifie donc que la grande majorité du soutien à la R&D vient des entreprises en Belgique. Mais la problématique, multi-facettes, “est complexe”, rappelle la rectrice de l’ULB. De fait, le Code des Impôts sur le Revenu (CIR), en son article 275, règle les dispenses de précompte professionnel, mais il n’est pas exempt de problèmes et d’interprétations diverses.

”Une circulaire datant de 2015 disposait que les universités, hautes écoles et institutions agréées pouvaient demander une dispense de 80 % du précompte pour l’entièreté des rémunérations en ce compris pour des charges qui ne concernent pas de la recherche. Un chercheur-assistant en université même s’il consacre moins de 50 % de son temps à un projet de recherche bénéficiera d’une dispense de 80 % pour tout son traitement. Sur la base de cette circulaire, des jurisprudences différentes ont été appliquées dans le traitement des dossiers par l’administration, certains prenant toute la charge de travail dans le calcul de la dispense, d’autres uniquement celle relative à la recherche”, explique une de nos sources. C’est que si la loi est fédérale, les Régions sont notamment compétentes pour déterminer le statut des chercheurs.

”En Flandre, les dispenses de précompte sont donc plus généreusement octroyées, notamment parce qu’un professeur ordinaire peut bénéficier de cette exemption. Les universités du nord du pays défiscalisent donc plus, ce qui accroît leurs financements. Du côté de la FWB, un professeur doit contractuellement consacrer 50 % de son temps à la recherche, mais il n’a pas cette dispense”, poursuit Annemie Schaus. Qui pousse donc à une modification de la législation, et à ce qu’il y ait une mise en œuvre réglementaire de la législation qui soit plus précise, plus claire. “Le cabinet des Finances n’est pas fermé à la discussion, loin de là. On leur a déjà exposé notre point de vue.”

De 3 à 10 millions d’euros

”Mais ce n’est pas évident, nous confie une autre source universitaire, proche du dossier, parce que les entreprises sont davantage protégées”. Quoi qu’il en soit, de nombreux recours ont été déposés par les universités et hautes écoles francophones, dans la foulée du jugement favorable obtenu par l’UMons en 2015. L’actuel administrateur général Philippe Mettens connaît, il est vrai, bien l’affaire : c’est un ancien de Belspo (le Service public fédéral de programmation politique scientifique). “Au départ, explique-t-il, le ratio de l’UMons ‘Retour de précompte sur masse salariale’ était très faible. Nous sommes donc allés voir le contrôleur pour lui expliquer au cas par cas ce que nos chercheurs faisaient.”

Avec succès, puisque cela a permis à l’UMons de passer d’une récupération de 3 millions avant 2015 à 10 millions d’euros aujourd’hui, confirme l’administrateur général. Cela a donné des idées aux autres universités… “Mais plus important, on a pu en tirer une plateforme qui fait consensus au niveau national entre universités qui établit une méthodologie sur le statut des chercheurs, en fonction de leurs publications, du temps de travail, séminaires, etc. Le ministre a donné son accord de principe. Le problème majeur reste dans les seuils d’accès aux exonérations, trop stricts. On veut en revenir à la situation initiale, parce que le monde universitaire ne peut se permettre encore une baisse de ses financements. Ce serait se tirer une balle dans le pied”, conclut Philippe Mettens.