Belgique

« Depuis que j’ai refusé d’être un espion pour la Chine en Belgique, ma famille est persécutée et risque le camp de concentration ou la prison »

Ekber maîtrise effectivement si bien la langue de Vondel qu’on peinerait à croire qu’il est arrivé en Belgique en 2010 sans le moindre bagage en la matière. Le jeune homme est originaire d’Aksu, région autonome ouïghoure du Xinjiang en Chine. Il est issu de la communauté ouïghoure, cette minorité musulmane victime de graves persécutions ethniques depuis de longues années par le régime chinois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Ekber a quitté son pays natal.

Manifestation espionnage chinois a Bruxelles
Manifestation espionnage chinois a Bruxelles ©Jean Luc Flemal

”C’était difficile de dénoncer la situation que nous subissons là-bas. Il était aussi difficile de simplement vivre. Alors je suis parti, témoigne Ekber. Huit mois après mon arrivée en Belgique, j’ai obtenu officiellement un statut de réfugié politique. Dans la foulée, j’ai appris le néerlandais, j’ai refait de nouvelles études et je suis aujourd’hui un citoyen comme les autres dans ce pays. J’ai même acquis la nationalité belge, explique-t-il. Je suis venu pour changer de vie. Mais je n’oublie ni d’où je viens, ni ce que ma famille subit, ni ce que le régime fait en toute impunité.”

Le fait de vivre à près de 8000 kilomètres de son pays d’origine et, surtout, de continuer à militer en faveur de la communautéouïghoure en Europe n’a pas empêché les autorités chinoises de l’approcher pour une mission très particulière. “Ils ont tout fait pour m’enrôler pour devenir un collaborateur et faire de moi un de leurs espions, poursuit Ekber. Depuis que j’ai refusé, ma famille est persécutée et risque soit d’être assignée à résidence à vie – ce qui constitue la moins grave des punitions là-bas -, soit la prison, soit un camp de concentration”.

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Des visites de la police tous les mois

Tout a commencé lorsqu’un certain Kayser s’est rendu au domicile des parents d’Ekber, à Aksu. L’homme se présente comme un fonctionnaire pour le ministère chinois de l’Éducation, mais aussi comme un ancien camarade de classe qui souhaite joindre “son ami qui vit aujourd’hui en Belgique”.

Je n’avais jamais entendu parler de cet homme, lance Ekber. Et je trouvais étrange qu’un individu bien plus jeune que moi se présente comme un ancien copain de classe. Je suis donc resté vigilant, mais je n’ai rien dit. Si je l’envoyais balader directement, je prenais un risque pour ma famille. Alors j’ai accepté de communiquer avec ce Kayser pour savoir ce qu’il me voulait précisément”.

Ekber appelle donc cet individu qui se montre cordial et extrêmement attentionné. “Il m’a dit qu’il était là pour moi si j’avais besoin de lui, que vivre seul en Belgique pouvait être compliqué. Que si j’avais besoin de quoi que ce soit, notamment de l’argent, il suffisait de lui demander, se remémore-t-il. J’ai expliqué que je n’avais besoin de rien ni de personne. Il a malheureusement insisté et n’a pas arrêté de me contacter. J’ai fini par le bloquer. Mais avant, je lui ai clairement dit que je savais qu’il opérait pour le régime chinois, et que je refusais de faire la même chose que lui, qu’il s’agissait d’activités illégales et que je n’avais plus envie d’entendre parler de lui”.

Cet échange ne restera pas sans suites. Peu de temps après, la famille d’Ekber recevra des visites de la police. Tous les mois. Motif ? “Ils n’ont pas besoin de justifier leur venue. C’est de l’intimidation”. Mais cela ne fera toujours pas plier Ekber. “Alors, ils ont essayé de m’atteindre autrement”.

Ekber, Ouighour espionnage chinois
Ekber, Ouighour espionnage chinois ©Jean Luc Flemal

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Des passeports confisqués pour éviter tout voyage

La première fois, c’était à la suite d’un banal coup de fil. Lors d’une communication téléphonique avec ses parents, Ekber explique vouloir les faire venir en Europe. Ils ont déjà rendu visite à leur garçon une première fois, et tout s’est très bien passé. Alors Ekber veut relancer la procédure, car sa famille lui manque.

Peu après cette conversation, mes proches, qui vivent toujours à Aksu, ont reçu la visite d’un agent de l’État chinois. Le gars est venu expressément d’Urumchi, située à près de 1000 kilomètres d’Aksu, juste pour les voir. Il a prétexté une opération de contrôle des documents d’identité qui nécessitait la prise de leurs passeports. Mes parents ont naïvement accepté”.

Cette confiscation des passeports a eu lieu en janvier 2015 et devait durer quelques semaines tout au plus. “Nous sommes en 2024, et ils n’ont toujours rien récupéré, déplore Ekber. Il s’agit clairement d’un acte en représailles à la suite de mon refus d’être un espion pour la Chine”.

La dernière tentative date de 2017. Ekber est à Vienne pour un voyage touristique. Puis il reçoit un message venant de sa mère. “Il était écrit que j’avais une semaine pour répondre favorablement à la demande de collaboration qui m’avait été faite. Sinon, toute la famille en subirait les conséquences”, raconte le jeune homme. Paniqué, il quitte le pays et rejoint sa sœur, qui vit en Allemagne, pour une réunion de crise et de concertation. Faut-il accepter une telle mission pour sauver ses proches ? Où ne pas plier et continuer à résister ? Trois jours plus tard, Ekber se décide.

”J’ai répondu longuement à ce message. D’abord en expliquant que j’étais un garçon indépendant et qui ne répond plus aux ordres de personne, entame Ekber. Ensuite, j’ai rappelé que j’étais un citoyen belge, soumis aux lois belges que je devais les respecter. Accepter de collaborer était, pour moi, illégal. J’ai également expliqué que si quelqu’un osait continuer à me harceler, j’allais le faire savoir aux autorités belges, aux membres du gouvernement et aux médias du monde entier présents à Bruxelles. Enfin, j’ai écrit qu’il fallait cesser de me parler car je n’étais pas leur fils, et qu’ils ne sont pas mes parents. Ces derniers mots, ils ont été durs à écrire. Mais dans l’intérêt de mes parents, je voulais faire croire qu’il y avait une distance. Je pense que ma famille a compris ma stratégie. Je l’espère en tout cas.”

Rupture des communications avec la famille

Ekber n’a plus été victime de ces tentatives d’intimidations. Mais son refus de collaborer a été lourd de conséquences. Il n’a plus aucun contact avec ses proches en Chine. “Ils ont l’interdiction formelle de me contacter ou de contacter quiconque en dehors de la Chine. S’ils le font, c’est assignation à résidence à vie, prison ou camp de concentration. Mon père est mort et je n’ai eu l’information que deux jours plus tard. Je n’ai donc pas pu lui dire au revoir une dernière fois. Je n’ai pas pu revoir son visage. Ma mère va bien, enfin je crois. Cela fait trois ans que je n’ai pas entendu le son de sa voix. Je pourrais aller là-bas. Mais si j’y vais, jamais plus je ne pourrais en sortir. Ce sera la fin. La dernière fois que j’ai parlé à ma mère, elle m’a dit : ‘Mon fils, bats-toi. Et prie pour nous, c’est la seule chose à faire’. Alors je prie. Et je continue à militer pour que la cause ouïghoure ne soit pas oubliée”.

Les partis belges attentifs… sauf le PTB

Quand on interroge Ekber sur les effets de son combat en Belgique, il se dit plutôt satisfait. “L’ensemble des partis politiques belges sont à présent attentifs. Tous, sauf le PTB-PVDA. Quand j’entends qu’ils se battent pour que le génocide à Gaza soit reconnu – et ils ont raison de le faire – mais que je vois qu’ils ferment les yeux sur le sort des Ouïghours, je trouve cela honteux”.

Et de conclure : “Pour le reste, je suis heureux ici et j’aime la Belgique, mais il faut être réaliste : le pays est tellement dépendant économiquement de la Chine qu’il est très compliqué de se protéger contre toutes les menaces”.

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