Tunisie

En Tunisie, blogueurs et artistes eux aussi soumis à la répression – Actualités Tunisie Focus

S’appuyant sur un décret promulgué par le chef de l’Etat, les ministères de l’intérieur et de la justice sont à l’origine de la majorité des plaintes déposées contre des citoyens critiques du régime.

Visé par une plainte d’un fonctionnaire du ministère des affaires religieuses qui l’accuse d’atteinte à sa réputation, le journaliste Mohamed Boughalleb a été placé en garde à vue vendredi 22 mars au soir, dans l’attente d’être entendu par un juge d’instruction.

Déjà sous le coup de plusieurs plaintes émanant du même ministère, il risque une peine pouvant aller jusqu’à dix ans de prison en vertu du décret-loi 54-2022. Ce texte, promulgué par Kaïs Saïed en septembre 2022, dans l’optique officielle de lutter contre la diffusion de « fausses informations et rumeurs mensongères », puni de cinq ans de prison et 50 000 dinars d’amende (près de 15 000 euros) toute personne qui « utilise délibérément les réseaux de communication et les systèmes d’information pour produire, promouvoir, publier ou envoyer des fausses informations ou des rumeurs mensongères ». La peine encourue peut aller jusqu’à dix ans de prison en cas de diffamation à l’encontre d’un fonctionnaire de l’Etat.

Depuis l’entrée en vigueur de cette législation, plusieurs journalistes ont été poursuivis en justice pour des déclarations faites dans l’exercice de leur métier. Des blogueurs tunisiens aussi. Certains ont été condamnés à des peines de prison ferme pour avoir exprimé leurs opinions sur les réseaux sociaux.

« Offense contre le chef de l’Etat »

Nasreddine Helimi, 42 ans, sans emploi, a été ainsi condamné le 7 mars à sept ans de prison ferme par le tribunal militaire du Kef, dans le nord-ouest de la Tunisie, pour des publications commentant la situation politique et critiquant l’armée : six ans au titre du décret-loi 54 et un an supplémentaire pour « atteinte à la dignité, à la renommée et au moral de l’armée », selon le code de la justice militaire.

Plus tôt, en décembre 2023, l’ONG Amnesty International s’était déjà inquiétée d’une « hausse du nombre de civils poursuivis par les tribunaux militaires depuis le 25 juillet 2021 », date à laquelle le chef de l’Etat s’est arrogé les pleins pouvoirs.

Parallèlement, le blogueur et militant Abdelmonem Hafidhi, a lui aussi été jugé le 7 mars par le tribunal de première instance de Gafsa et condamné à une peine de six mois d’emprisonnement pour « offense contre le chef de l’Etat ». Employé de la compagnie de phosphate de Gafsa – dont il risque d’être licencié suite à sa condamnation –, ce père de quatre enfants, particulièrement actif sur les réseaux sociaux, a été interpellé le 18 février à son domicile puis incarcéré.

Militant depuis la révolution de 2010-2011 et soutien du candidat Kaïs Saïed lors de l’élection présidentielle de 2019, M. Hafidhi s’est cependant montré critique du régime depuis le coup de force du 25 juillet 2021. Pour l’Association intersection pour les droits et libertés (Aidl) qui s’est penchée sur ce cas, les publications incriminées ne reflètent que les opinions politiques de l’intéressé. Elle estime que son arrestation constitue « une autre transgression commise par l’Etat tunisien et une violation des droits humains ».

La même accusation d’« offense contre le chef de l’Etat » a été retenue contre l’artiste Rached Tamboura dont la peine de deux ans de prison ferme a été confirmée en appel le 31 janvier. A 27 ans, cet étudiant aux Beaux-Arts de Tunis et militant d’extrême gauche a été arrêté le 17 juillet 2023 pour un graffiti peint sur un mur où le président Kaïs Saïed est qualifié de « fasciste » et de « raciste ». Cette action avait pour objectif de dénoncer le sort réservé aux migrants subsahariens alors déplacés aux frontières libyennes et algériennes, en plein désert, sans eau ni nourriture.

Les cas de ces journalistes, blogueurs ou artistes ne sont pas isolés. Entre le 25 juillet 2021 et le 14 janvier 2024, quelque 1 484 personnes ont été poursuivies en justice pour des faits liés à la liberté d’expression ou à leurs activités politiques, selon un suivi effectué par l’Alliance pour la sécurité et les libertés (ASL), une coalition d’organisations de la société civile tunisienne et internationale.

Les administrations souvent à l’origine des plaintes

Parmi elles, plus de 1 000 sont poursuivies en vertu de la loi antiterroriste, 51 au titre du décret-loi 54 et 55 pour offense au chef de l’Etat, selon Nawres Zoghbi Douzi, coordinatrice de l’ASL, qui note une augmentation de l’utilisation des textes répressifs. Les personnes ciblées sont des dirigeants de partis, des avocats, des juges, des journalistes, mais aussi des citoyens sans affiliation politique. En dépit de ces chiffres, le gouvernement tunisien assure que les « libertés notamment publiques [étaient] plus que jamais garanties » dans une note, publiée le 23 mars.

La documentation – non exhaustive – de l’ASL révèle pourtant que les administrations tunisiennes sont souvent à l’origine des plaintes déposées, les ministères de l’intérieur, de la justice ainsi que l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) en tête. « On a sous-estimé la virulence de l’administration qui a très mal vécu la révolution de 2010-2011. On lui demande des comptes ou un accès à l’information », affirme Hatem Nafti, essayiste et analyste politique, auteur du livre Tunisie. Vers un populisme autoritaire ? (éd. Riveneuve, 2022).

Selon lui, Kaïs Saïed et les autorités publiques tenteraient de rétablir une forme de « prestige de l’Etat » en réprimant toute voix discordante. Les nombreuses plaintes émanant de l’ISIE sont d’autant plus problématiques, souligne M. Nafti, car celles-ci visent d’éventuels candidats à la présidentielle comme Abir Moussi, cheffe de file du Parti destourien libre (PDL) détenue depuis le 3 octobre 2023, à l’approche d’un scrutin qui devrait se tenir à l’automne 2024. « C’est une sorte de revanche de l’administration qui s’est sentie maltraitée, tout en permettant au pouvoir en place de faire taire les opposants », analyse Hatem Nafti.

Source : Journal Le Monde