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Promouvoir à tout prix la démocratie a ses limites – SWI swissinfo.ch

Réunion de chefs d'Etat par écran.


En décembre 2021, le premier Sommet pour la démocratie avait eu lieu par écrans interposés, pour cause de pandémie.


Getty Images/2023

Parrainé par Washington, le Sommet mondial pour la démocratie a pour ambition de réinjecter du prestige dans la diplomatie, selon le plaidoyer du président américain Joe Biden en 2021. Mais ce projet est sur le ballant et la Suisse a une carte à jouer. Notre analyse.  

La Maison-Blanche avait mis les petits plats dans les grands en cette mi-décembre 2021. Dans les couloirs et les salles, la première dame du pays avait allumé elle-même des sapins de Noël superbement décorés. Pas loin, dans l’aile ouest, dans une salle dédiée aux réunions, son mari avait salué sur un écran géant la centaine d’hôtes du premier Sommet pour la démocratie. Le président Joe Biden avait été contraint de leur souhaiter la bienvenue numériquement, Covid oblige.

Un an après son élection, et pas loin d’une année aussi après la tentative d’assaut du Capitole par des partisans de son prédécesseur Donald Trump, Joe Biden s’était montré très confiant en lançant cette initiative. «La démocratie a besoin de combattants pour faire face à des défis récurrents et alarmants pour elle-même et les droits humains», avait-il déclaré, inaugurant «un sommet pour un monde plus libre».

Article consacré à la participation suisse au premier Sommet pour la démocratie en 2021:

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Mais depuis, la confiance des pays qui y ont participé s’est érodée. La troisième édition de ce sommet agendée mi-mars à Séoul, en Corée du Sud, a du plomb dans l’aile. Ceci en raison des tendances autocratiques à l’œuvre aujourd’hui dans le monde. À quoi s’ajoute également un désengagement des États-Unis. Il semble en effet que Washington veuille cette fois se montrer plus discret. Comment en est-on arrivé là?   

«Democracy First», un facteur de division

Le ver était pourtant dans le fruit dès le lancement de cette initiative. Les États-Unis n’avaient pas invité que des démocraties irréprochables à coopérer, à l’image de la Suisse, de l’Uruguay, du Canada ou de la Corée du Sud. La Maison-Blanche avait convié aussi via écran géant des autocraties à sa botte, Bangladesh, Pakistan, République du Congo.


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Pour Stephen Wertheim, du Carnegie Institute de Washington, spécialisé dans la recherche, Joe Biden a commis la même erreur que jadis George Bush junior. «Imposer ses valeurs en espérant souder l’Amérique ainsi tout en prenant la défense de démocraties lointaines», résume-t-il. Mais «brandir le slogan Democracy First a eu l’effet inverse, divisant davantage les États-Unis».

Mené par le Pew Research Center, un institut américain de prise de température de l’opinion publique, un sondage a conclu que plus de 75% de la population américaine considère la protection des emplois aux États-Unis comme la priorité. Contre 20% qui met en avant «la promotion de la démocratie dans le monde».  

Sur invitation du président américain Joe Biden, la première édition du Sommet pour la démocratie a eu lieu à Washington du 8 au 10 décembre 2021. La centaine de chefs d’État et de gouvernement qui y ont participé avaient expliqué comment leurs pays entendaient promouvoir à l’avenir la démocratie chez eux et au niveau international.

Un deuxième sommet, plus décentralisé cette fois, s’est tenu en 2023 aux États-Unis, au Costa Rica, aux Pays-Bas, en Zambie, ainsi qu’en Corée du Sud. Le troisième est agendé du 18 au 20 mars prochain à Séoul. Au programme, une réunion ministérielle sur le thème de «l’intelligence artificielle et la démocratie». Un forum de discussion entre la société civile et des gouvernants est également inscrit au programme.

Rien n’a été annoncé encore sur la tenue d’un quatrième sommet.

Pour Stephen Wertheim, lui-même historien américain, l’approche dite Democracy First peut être contre-productive dans de nombreuses situations. Il a compilé ses réflexions dans un article paru récemment dans la revue Atlantic. Pire, dit-il, cette option peut aggraver des conflits.  

Concernant l’Ukraine, «la rhétorique de Joe Biden consistant à défendre la démocratie comme une valeur cardinale l’a poussé dans ses retranchements», poursuit-il. «Comment expliquer son entêtement à faire pression sur les dirigeants ukrainiens à propos d’objectifs qu’ils s’étaient fixés, jusqu’à d’éventuelles négociations avec la Russie».

Femme posant devant un drapeau américain


Kelly Razzouk


WHITE HOUSE

Il rappelle aussi que le président russe Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine parce que Kiev, selon le Kremlin, s’était trop rapproché de l’Occident et de ses institutions. «Une agression peut être illégale et inacceptable qu’elle émane d’une autocratie ou d’une démocratie», précise-t-il aussi. Et voit dans l’attitude de Washington dans la guerre entre Israël et le Hamas ou concernant Taïwan quelques similitudes.

Interrogée par swissinfo.ch sur la pertinence du Sommet pour la démocratie à quelques jours de sa tenue, la conseillère du président Joe Biden pour cet événement, Kelly Razzouk, note pour sa part qu’une telle réunion est devenue un catalyseur et une plateforme. «Autant pour les représentants des gouvernements que pour la société civile et le privé. Ceci pour traiter des défis et opportunités auxquels les démocraties sont confrontées», analyse celle qui est elle-même responsable en matière de démocratie et droits humains au Conseil national de sécurité américain.

Des exigences qui pourraient être en porte-à-faux avec le gouvernement sud-coréen, pays d’accueil de la troisième édition d’un sommet qu’il peinerait à organiser. C’est l’avis de Sook Jong Lee de l’East Asia Institute, un centre indépendant de recherche à Séoul. En tant que sociologue, elle a été engagée par la diplomatie sud-coréenne pour coordonner sur place la participation des organisations non gouvernementales (ONG) et associations de jeunesse. Mais le bât blesse.

Selon elle, Séoul aurait renoncé à mettre à disposition les ressources et les infrastructures nécessaires. Aucun service de traduction n’aurait été prévu non plus. De plus, il n’y aurait pas de salles de réunion équipées technologiquement pour permettre des rencontres hybrides. Plus grave, le refus du gouvernement de favoriser des rencontres entre des représentants de la société civile et des gouvernements.

L’esprit de ce sommet se dissipe-t-il dans le brouillard? «L’énergie et la dynamique des débuts se sont en effet évaporées», admet-elle. «On ignore également ce qu’il adviendra de cet événement au-delà de sa troisième édition, tant des pays sont tièdes aujourd’hui», relève Sook Jong Lee. Dans son esprit, la Suisse pourrait dès lors jouer sa carte. «Il serait utile que ce pays pétri de son expérience démocratique puisse jouer un rôle à l’avenir plus important de leader dans ce processus».

Portrait d'une femme politique coréenne


Sook Jong Lee


Paul Morigi/Paul Morigi

Également responsable de la démocratie au Département fédéral des Affaires étrangères à Berne, Simon Geissbühler réagit prudemment, mais positivement à cet appel du pied venu de Corée du Sud. «Nous voulons renforcer le dialogue sur la démocratie et en faire plus sur le plan multilatéral», argumente-t-il, ajoutant qu’un sommet peut être «une plateforme intéressante pour servir les buts de la diplomatie suisse». Pour autant que des objectifs soient fixés et aboutissent à des résultats.

À l’entendre, la Suisse remplit déjà largement ses engagements dans le cadre de ce sommet. «En ayant créé par exemple récemment une institution nationale des droits de l’homme en Suisse», dit-il. Et dans le cadre de la démocratie numérique, la Suisse promeut dans d’autres pays l’usage de plateformes pour aider à voter, citant l’application Smartvote.

Il précise enfin que Berne a aussi apporté une forte contribution au Fonds international en faveur des médias publics, qui encourage des démocraties émergentes à soutenir leurs médias indépendants.

Conditions pour une politique plus active

Tout concourt donc pour que la Suisse soit encore plus à l’œuvre pour promouvoir la démocratie à travers le monde. Les signaux sont au vert: la nouvelle Constitution fédérale de 2000, dans son article 54, lui en accorde le mandat. Le gouvernement vient aussi d’adopter sa stratégie de politique étrangère 2024-2027. Il en ressort qu’il veut mettre «un nouvel accent sur une diplomatie proactive en termes de démocratie».

Contrairement aux États-Unis où la population n’adhère plus autant qu’avant au concept de Democracy First, le gouvernement suisse peut compter sur un large soutien populaire. En 2021, un sondage indiquait que 80% des Suisses estimaient que la Suisse était en effet habilitée à en assurer la promotion en raison d’abord de sa tradition.

Voir la discussion

Au prochain Sommet pour la démocratie, la délégation cornaquée par l’ambassadeur Simon Geissbühler «sera certes restreinte, mais très représentative», conclut-il. La présidente de la Confédération Viola Amherd interviendra à distance par vidéo lors d’une déclaration.

Texte relu et vérifié par Mark Livingston, traduit de l’allemand par Alain Meyer/op