Belgique

L’assassinat d’un ingénieur à Uccle entraîne une investigation mondiale

La police découvre le corps inerte dans le couloir menant à son appartement, accessoirisé de 20 000 euros en cash. Un premier constat s’impose : le motif du meurtre n’est pas de l’ordre du vol. Le corps ne semble pas avoir été touché et aucune empreinte digitale n’apparaît sur les lieux. Une autre certitude, ce n’est pas le travail d’un amateur.

Les documents officiels du défunt révèlent sa véritable identité. Il s’agit d’un scientifique balistique né au Canada, peu connu du grand public, mais de notoriété certaine dans son secteur. Il s’appelle Gerald Bull.

Une ambition en effervescence

Bull est passionné par l’espace. Au début des années 1960, il enseigne à l’Institut de recherche spatiale de l’Université McGill, à Montréal. “Il est réputé comme un ingénieur qui sait régler les problèmes. Il résout des calculs rapidement, là où certaines personnes prennent des mois à essayer de résoudre la question à l’aide d’ordinateurs”, le décrit son fils et futur associé, Michel Bull. Et son ambition ne stagne pas dans la sphère théorique.

Dès les années 50, son expertise est cruciale pour les États-Unis. Alors que les Russes gagnent la course à l’espace en 1961 en envoyant Spoutnik en orbite, Bull a un plan : développer la puissance des armes terrestres pour créer des satellites.

Deux ans plus tard, les États-Unis, le Canada et l’université dans laquelle il travaille collaborent et financent une étude des potentiels de l’artillerie à très haute altitude, dont le scientifique estimé fait partie. De ce mariage entre finance et savoir naît Betsy : un gigantesque canon de 36 mètres de long et d’un diamètre de 424 mm, dont l’un des projectiles a atteint la distance record de plus de 150 kilomètres. Ce monstre est un succès et la réputation du scientifique n’est plus à prouver.

Mais en 67, le professionnel de l’ingénierie chute violemment du piédestal sur lequel l’ont placé les forces américaines et canadiennes. La technologie fait un bond en avant et, pour les tirs à longue distance, l’artillerie classique cède le pas aux missiles. Le scientifique est abandonné par l’Amérique et le Canada, à qui il voue ses projets depuis plusieurs années. Vexé et obstiné, il veut à tout prix trouver de nouveaux collaborateurs prêts à croire en lui. Son ego prend le dessus, ses rêves virent à l’obsession, et son regard se porte vers d’autres continents.

Du génie scientifique au marchand d’armes de grande envergure

L’Iran, Taiwan, le Vietnam et Israël deviennent ses nouveaux clients. Tout ce qui compte pour Bull est de continuer à développer ses inventions. Finalement, il signe avec 30 nouveaux Etats pour développer leurs capacités militaires.

En 1976, Gerald Bull traverse l’Atlantique et crée une société à Uccle, commune bruxelloise : Space Research Corporation International. Au sein de cette nouvelle activité, il conceptualise le GC-45 howitzer, arme innovatrice, dangereuse et puissante. Un nouveau client a besoin de lui. Il se tourne vers l’Afrique du Sud.

Le GC-45 howitzer
Le GC-45 howitzer ©Wikimedia Commons

Entre 1966 et 1988, l’Angola est enlisé dans un conflit avec ses voisins dans le cadre de la guerre froide. L’Afrique du Sud veut y combattre le communisme de l’URSS et, soutenu par les États-Unis, le pays fait appel à Bull et ses compétences. Mais il y a un hic. L’Afrique du Sud est en plein apartheid, et un embargo sur les armes a été instauré pas les Nations Unies à l’encontre de l’État africain. Bull entrave la directive et, pendant près de trois années, y fait exporter des douilles d’obus de son cru. Cet échange est stoppé net quand la CBC, un média canadien, publie une enquête révélant la supercherie. Bull est maintenant dans le collimateur du gouvernement américain et un procès est intenté contre lui. Mais, bien que ce ne soit pas officiellement prouvé, il est fortement soupçonné que la CIA ait soutenu l’inventeur dans ses démarches. Une fois inculpé, les forces américaines auraient retourné leur veste et le scientifique se serait senti, encore une fois, délaissé. Reconnu coupable, Bull est condamné à 6 mois de prison aux États-Unis. Sorti après 4 mois pour bonne conduite, Bull est plus que jamais décidé à changer son fusil d’épaule en ce qui concerne ses collaborateurs.

Pacte avec le diable

Plusieurs années plus tard, en décembre 1987, Bull trouve enfin un soutien à la hauteur de ses volontés : I’Irak. Le scientifique a des idées, le dictateur a des volontés. Un accord est scellé avec Saddam Hussein. En plein conflit avec l’Iran, la priorité de l’Irak est de développer son artillerie. Mais comme pour l’Afrique du Sud, une interdiction est de mise : il est proscrit d’alimenter les deux parties du conflit en armes. Bull n’en a cure et il contourne la loi. Au lieu de fournir directement les armes, il apporte son expertise en ingénierie à l’Irak en développant un nouveau programme de guerre pour le pays.

Les tentatives de conquêtes terrestres ne suffisent pas à Saddam Hussein, qui veut également conquérir l’espace. Bull se sent l’homme de la situation. Le mariage d’ambitions des deux hommes est heureux mais loin d’être prospère.

1988 signe la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Les deux Etats sont affaiblis et rendent les armes, sans aucune conquête de territoire. Bien qu’ils y aient tous deux laissé des plumes et des hommes, l’Irak ne compte pas abandonner son obsession de guerre. Les projets entre Hussein et Bull continuent à prendre de l’ampleur et le projet Babylon est dressé en plein désert irakien. Big Babylon, du haut de ses 2000 tonnes et 500 mètres de long, est l’arme la plus puissante jamais créée. Bien que le monde entier perçoive Saddam Hussein comme un horrible dictateur, le projet est un rêve pour Bull dont les ambitions de création ne se heurtent pas à l’éthique.

Un système de missiles intercontinentaux voit le jour. La puissance est sans précédent. Assez puissant pour s’élever à la hauteur des rêves de Bull. Assez puissant pour satisfaire Saddam Hussein. Assez puissant pour atteindre Israël, qui s’inquiète.

Les restes d'un autre projet de canon de Gerlad Bull, à la Barbade.
Les restes d’un autre projet de canon de Gerlad Bull, à la Barbade. ©Wikimedia Commons

Beaucoup souhaitaient la mort de Bull. Mais qui est passé à l’acte ?

Gerald Bull avait des projets. Le scientifique était un génie, personne ne le conteste. Mais ce qu’il a fait de sa maîtrise était tantôt convoité, tantôt dérangeant. Une chose est certaine, ses ambitions l’ont mené à la mort.

Quand la police d’Uccle retrouve cet homme assassiné dans le hall de son immeuble, elle ne pense pas être confrontée à ce puzzle de promesses scientifiques, de trahisons politiques et d’enjeux de guerre internationaux.

Cette affaire policière s’est transformée en investigation mondiale. En 1990, l’Europe et l’Amérique ont un objectif commun et coordonné : retrouver celui qui a mis fin aux jours de Gerald Bull.

Ses ennemis sont nombreux. Et les “amis” qu’il s’est fait dans le secteur pouvaient également avoir des raisons de vouloir le voir disparaître. Est-ce que les Iraniens ont gardé un goût amer de la guerre ? Est-ce que les Irakiens ont eu peur qu’il retourne sa veste ? Possible.

En 2002, alors que l’enquête est au point mort depuis près de 13 ans, les autorités belges font de nouvelles découvertes. Un bijou personnel de Gerald Bull est retrouvé en possession d’un un tireur d’élite du Mossad, service de renseignement israélien. L’homme est alors pointé comme suspect.

Cependant, l’enquête n’a pas pu avancer et le suspect n’est pas devenu coupable. Michel, le fils de Bull, confie à la presse en 2017 : “27 ans après sa mort, je ne sais toujours pas qui a tué mon père, ni pourquoi”.